Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/253

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la liberté de l’appeler autrement. Vous n’avez pas droit de vous dispenser des formules d’honnêteté et de politesse qui doivent s’observer entre vous. Et vous, mademoiselle, qu’est-ce qui vous afflige, et pourquoi pleurez-vous ? (Ceci me regardait.) Y a-t-il rien de honteux dans les malheurs qui vous sont arrivés, et qui font que vos parents vous ont perdue ? Il faudrait être un bien mauvais esprit pour abuser de cela contre vous, surtout avec une fille aussi bien née que vous l’êtes, et qui ne peut assurément venir que de très bon lieu. Si l’on juge de la condition des gens par l’opinion que leurs façons nous en donnent, telle ici qui se croit plus que vous ne risque rien à vous regarder comme son égale en naissance, et serait trop heureuse d’être votre égale en bon caractère.

Non, ma mère, répondis-je d’un air doux mais contristé, je n’ai rien, Dieu m’a tout ôté, et je dois croire que je suis au-dessous de tout le monde ; mais j’aime mieux être comme je suis que d’avoir tout ce que mademoiselle a de plus que moi, et d’être capable d’insulter les personnes affligées. Ce discours et mes larmes qui s’y mêlaient émurent le cœur de mes compagnes, et les mirent de mon parti.

Eh ! qui est-ce qui songe à l’insulter ? s’écria ma jalouse en rougissant de honte et de dépit ; quel mal lui fait-on, je vous prie, de lui dire qu’elle prenne garde à ce qu’elle deviendra ? Il faut donc bien des précautions avec cette fille-là.

On ne lui répondit rien ; ma religieuse lui avait déjà tourné dos, et m’emmenait d’un autre côté avec la plus grande partie des autres pensionnaires qui nous suivirent ; il n’en resta qu’une ou deux avec mon ennemie ; encore l’une était-elle sa parente, et l’autre son amie.

Cette petite aventure, que j’ai crue assez instructive pour les jeunes personnes à qui vous pourriez donner ceci à lire, fit que je redoublai de politesse et de modestie avec mes compagnes, ce qui fit qu’à leur tour elles redoublèrent d’amitié pour moi. Reprenons à présent le cours de mon histoire.