Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/279

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interrompaient ce que nous disions, cette aimable fille et moi, nous nous avisâmes, par un mouvement de gaîté, de le fuir, de l’écarter d’auprès de nous, et de lui jeter des feuilles que nous arrachions des bosquets.

Il nous poursuivait, nous courions ; il me saisit, elle vint à mon secours ; et mon âme se livrait à une joie qui ne devait pas durer.

C’était ainsi que nous nous amusions, quand on vint nous avertir qu’on n’attendait que nous pour se mettre à table, et nous nous rendîmes dans la salle.

On soupa ; on demanda d’abord des nouvelles de M. de Fare qui était à l’armée : on parla de moi ensuite ; la compagnie me fit de grandes honnêtetés. Madame de Fare l’avait déjà prévenue sur le mariage auquel on me destinait, et on en félicita Valville.

Le souper fini, les convives nous quittèrent : madame de Fare dit à Valville de rester jusqu’au lendemain : il ne l’en fallut pas presser beaucoup. Je touche à la catastrophe qui me menace, et demain je verserai bien des larmes.

Je me levai entre dix et onze heures du matin ; un quart d’heure après entra une femme de chambre qui venait pour m’habiller.

Quelque inusité que fût pour moi le service qu’elle allait me rendre, je m’y prêtai, je pense, d’aussi bonne grâce que s’il m’avait été familier. Il fallait bien soutenir mon rang, et c’étaient là de ces choses que je saisissais on ne peut pas plus vite ; j’avais un goût naturel, ou, si vous voulez, je ne sais quelle vanité délicate qui me les apprenait tout d’un coup, et ma femme de chambre ne me sentit point novice.

À peine achevait-elle de m’habiller, que j’entendis la voix de mademoiselle de Fare qui approchait ; elle parlait à une autre personne qui l’accompagnait. Je crus que ce ne pouvait être que Valville, et je voulais aller au devant d’elle ; elle ne m’en donna pas le temps, elle entra.

Ah ! madame, devinez avec qui, devinez ; voilà ce qu’on peut appeler un coup de foudre.

C’était avec cette marchande de toile chez qui j’avais