Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/311

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une âme si tendre, si généreuse ! Ah ! Seigneur, que de détresses ! Qu’est-ce que tout cela deviendra ? C’était là par où je finissais, et c’était en effet tout ce que je pouvais dire.

Aux soupirs que je poussais, la bonne sœur converse, tout en continuant son chapelet et sans parler, levait quelquefois les épaules, de cet air qui signifie qu’on plaint les gens, et qu’ils nous font quelquefois compassion.

Quelquefois aussi elle interrompait ses prières, et me disait : Eh ! mon bon Jésus, ayez pitié de nous : hélas ! mademoiselle, que Dieu vous console et vous soit en aide !

Mes religieuses revinrent me trouver. Eh bien ! qu’est-ce ? me dirent-elles ; sommes-nous un peu plus tranquilles ? Ah çà ! vous n’avez pas vu notre jardin ; il est fort beau ; madame nous a dit de vous y mener ; venez-y faire un tour ; la promenade dissipe, cela réjouit. Nous avons les plus belles allées du monde ; et puis nous irons voir madame, qui est levée.

Comme il vous plaira, mesdames, répondis-je ; et je les y suivis. Nous nous y promenâmes environ trois quarts d’heure ; ensuite nous nous rendîmes dans l’appartement de l’abbesse ; mais ces religieuses n’y restèrent qu’un instant avec moi, et se retirèrent insensiblement l’une après l’autre.

Cette abbesse était âgée, d’une grande naissance, et me parut avoir été belle fille.

Je n’ai rien vu de si serein, de si posé, et en même temps de si grave, que cette physionomie-là.

Je viens de vous dire qu’elle était âgée ; mais on ne remarquait pas cela tout d’un coup ; c’était de ces visages qui ont l’air plus ancien que vieux. On dirait que le temps les ménage, que les années ne s’y sont point appesanties, qu’elles n’y ont fait que glisser ; aussi n’y ont-elles laissé que des rides douces et légères.

Ajoutez à tout ce que je dis là je ne sais quel air de dignité ou de prud’homie monacale, et vous pourrez vous représenter l’abbesse en question, qui était grande et d’une