Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/341

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vois pas pourquoi on l’humilierait ; l’un n’entraîne pas l’autre ; au contraire, la raison et l’humanité, sans compter la religion, nous portent à ménager les personnes qui sont dans le cas où celle-ci se trouve ; il nous répugne de profiter contre elles de l’abaissement où le sort les a jetées ; les airs de mépris ont mauvaise grâce avec elles, et leur infortune leur tient lieu de rang auprès des cœurs bien faits, principalement quand il s’agit d’une fille comme mademoiselle, et d’un malheur pareil au sien ; car enfin, madame, puisque vous êtes instruite de ce qui lui est arrivé, vous savez qu’on a des indices presque certains que son père et sa mère, qui furent tués en voyage lorsqu’elle n’avait que deux ou trois ans, étaient des étrangers de la première distinction ; ce fut là l’opinion qu’on eut d’eux dans le temps. Vous savez qu’ils avaient avec eux deux laquais et une femme de chambre, qui furent tués aussi avec le reste de l’équipage ; que mademoiselle, dont la petite parure marquait un enfant de condition, ressemblait à la dame assassinée ; qu’on ne douta point qu’elle ne fût sa fille ; et tout ce que je dis là est certifié par une personne vertueuse, qui se chargea d’elle alors, qui l’a élevée, qui a confié les mêmes circonstances en mourant à un saint religieux nommé le père Saint-Vincent, que je connais, et qui de son côté le dira à tout le monde.

À cet endroit de son récit, les indifférents de la compagnie, je veux dire ceux qui n’étaient point de la famille, parurent s’attendrir sur moi ; quelques parents même des moins obstinés, et surtout madame de…, en furent touchés ; il se fit un petit murmure qui m’était favorable.

Ainsi, madame, ajouta madame de Miran sans s’interrompre, vous voyez bien que tous les préjugés sont pour elle ; que voilà de reste de quoi justifier le titre de mademoiselle que je lui donne, et que je ne saurais lui refuser sans risquer d’en agir mal avec elle. Il n’est donc point ici question de galanterie, mais d’une justice que tout veut que je lui rende, à moins que d’ajouter des injures à celles que le hasard lui a déjà faites, ce que vous ne me conseilleriez pas vous-même, et ce qui serait en effet inexcusable, barbare et d’un