Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/389

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vous êtes belle ; et il ne vous aurait peut-être pas aimée sans votre situation et votre chute.

Hélas ! n’importe, il m’aimait, m’écriai-je en l’interrompant, il m’aimait et vous me l’avez ôté : je n’avais peut-être que vous seule à craindre dans le monde.

Laissez-moi achever, me répondit-elle, je n’ai pas tout dit. Je vous ai avoué qu’il m’a plu ; mais ne vous imaginez pas qu’il le sache ; il n’en a pas le moindre soupçon ; il n’y a que vous qui pouvez l’en instruire, il ne mérite pas de le savoir ; et, tout indisposée que vous êtes sans doute aujourd’hui contre moi, je vous prie, mademoiselle, gardez-moi le secret là-dessus, si ce n’est par amitié, du moins par générosité. Une fille d’un aussi bon caractère que vous n’a que faire d’aimer les gens pour en user bien avec eux, surtout quand elle n’a pas un juste sujet d’en être mécontente. Adieu, Marianne, ajouta-t-elle en se levant ; je vous laisse la lettre de Valville, faites-en l’usage qu’il vous plaira ; montrez-la à madame de Miran, montrez-la à son fils, j’y consens. Ce qu’il a osé m’y écrire ne me compromet en rien ; et si par hasard mon témoignage vous est nécessaire, si vous souhaitez que je paraisse pour le confondre, je suis si indignée contre lui, je me soucie si peu de le ménager, je le dédaigne tant, lui et son ridicule amour, que je m’associe de bon cœur à votre vengeance. Au surplus, mon parti est pris : je ne le verrai plus, à moins que vous ne l’exigiez : j’oublierai même que je l’ai vu, ou, s’il arrive que je le revoie, je ne le reconnaîtrai pas ; car de lui faire l’honneur de le fuir, il n’en vaut pas la peine. Quant à vous, je ne vous crois ni ambitieuse ni intéressée ; et si vous n’êtes que tendre et raisonnable, en vérité vous ne perdez rien. Le cœur de Valville n’est pas ce qu’il vous faut, il n’est point fait pour payer le vôtre, et ce n’est pas sur lui que doit tomber votre tendresse ; c’est comme si vous n’aviez point eu d’amant.

Ce n’est point en avoir un que d’avoir celui de tout le monde. Valville était hier le vôtre ; il est aujourd’hui le mien, à ce qu’il dit ; il sera demain celui d’une autre, et ne