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sera jamais celui de personne. Laissez-le donc à tout le monde, à qui il appartient ; et réservez, comme moi, votre cœur pour quelqu’un qui pourra vous donner le sien, et ne le donner jamais qu’à vous.

Après ces mots elle vint m’embrasser, sans que je fisse aucun mouvement. Je la regardai, voilà tout, je jetai des yeux égarés sur elle ; elle prit une de mes mains qu’elle pressa dans les siennes. Je la laissai faire, et n’eus la force ni de lui répondre ni de lui rendre ses caresses ; je ne savais si je devais l’aimer ou la haïr, la traiter de rivale ou d’amie.

Il me semble du moins que dans le fond de mon âme je lui sus quelque gré de ces témoignages de franchise et d’amitié que je reçus d’elle, aussi bien que du parti qu’elle prenait de ne plus voir Valville.

Je l’entendis soupirer en me quittant. Je ne vous verrai que demain, me dit-elle, et j’espère vous retrouver plus tranquille et plus sensible à notre amitié.

À tout cela, nulle réponse de ma part ; je la suivis seulement des yeux jusqu’à ce qu’elle fût sortie.

Me voilà donc seule, immobile, et toujours renversée dans mon fauteuil, où je restai bien encore une demi-heure dans une si grande confusion de pensées et de mouvements, que j’en étais comme stupide.

La religieuse dont je vous ai quelquefois parlé, qui m’aimait et que j’aimais, entra et me surprit dans cet accablement de cœur et d’esprit. J’eus beau la voir, je n’en remuai pas davantage, et je crois que toute la communauté serait entrée, que ç’aurait été de même.

Il y a des afflictions où l’on s’oublie, où l’âme n’a plus la discrétion de faire aucun mystère de l’état où elle est. Vienne qui voudra, on ne s’embarrasse guère de servir de spectacle, on est dans un entier abandon de soi-même ; et c’est ainsi que j’étais.

Cette religieuse, étonnée de mon immobilité, de mon silence et de mes regards stupides, s’avança avec une espèce d’effroi.