Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/392

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à peu près de l’âge que j’ai à présent, et qui me surprit dans l’état où je vous vois, entreprit de me consoler ; elle me parla raison, me dit des choses sensibles : je l’écoutai, et elle me consola.

Elle vous consola ! m’écriai-je en levant les yeux au ciel ; elle vous consola, madame !

Oui, me répondit-elle. Vous ne comprenez pas que cela se puisse, et je pensais comme vous.

Voyons, me dit cette amie, de quoi vous désespérez-vous ? de l’accident du monde le plus fréquent, et qui tire le moins à conséquence pour vous. Vous aimiez un homme qui vous aimait et qui vous quitte, qui s’attache ailleurs ; et vous appelez cela un grand malheur ! Mais est-il bien vrai que c’en soit un et ne se pourrait-il pas que ce fût le contraire ? Que savez-vous s’il n’est pas avantageux pour vous que cet homme-là ait cessé de vous aimer ? si vous ne vous seriez pas repentie de l’avoir épousé ? si sa jalousie, son humeur, son libertinage, si mille défauts essentiels qu’il peut avoir et que vous ne connaissez point, ne vous auraient pas fait gémir le reste de votre vie ? Vous ne regardez que le moment présent, jetez votre vue un peu plus loin. Son infidélité est peut-être une grâce que le ciel vous a faite ; la Providence qui nous gouverne est plus sage que nous, voit mieux ce qu’il nous faut, nous aime mieux que nous ne nous aimons nous-mêmes ; et vous pleurez aujourd’hui de ce qui sera peut-être dans peu de temps le sujet de votre joie. Mettez-vous bien dans l’esprit que vous ne deviez pas épouser celui dont il est question, et qu’assurément ce n’était pas votre destinée ; qu’il est très possible que vous y gagniez, comme j’ai gagné moi-même, ajouta-t-elle, à ne pas épouser un jeune homme riche, à qui j’étais chère, qui me l’était, et qui me laissa aussi pour en aimer une autre, devenue depuis sa femme ; cette femme est malheureuse à ma place, et, avant que d’être à lui, elle aurait eu l’aveugle folie de se consumer en regrets, s’il l’avait quittée à son tour. Vous m’allez dire que vous l’aimez, que vous n’avez point de bien, et qu’il aurait fait votre fortune ; soit : mais n’aviez-vous que son infidélité à craindre ? Était-il à