Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/477

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t-elle en baissant le ton de sa voix ; mais enfin, Dieu est le maître, mademoiselle. Si vous veniez à perdre le baron, du moins vous laisserait-il de quoi chérir sa mémoire, et l’état de jeune et riche veuve, quoique affligée, est encore moins embarrassant que celui d’une fille de condition qui est fort mal à son aise. Qu’en dites-vous ? Acceptez-vous le parti ?

Je restai quelques moments sans répondre ; ce mari qu’on m’offrait, cette figure de pénitent triste et langoureux ne me revenait guère ; c’était ainsi que je l’envisageais alors ; mais j’avais de la raison.

Née sans bien, presque abandonnée de ma mère comme je l’étais, je n’ignorais point tout ce que ma condition avait de fâcheux. J’en avais déjà été effrayée plus d’une fois ; c’était ici l’instant de penser à moi plus sérieusement que jamais ; et il n’y avait plus à m’inquiéter de cet avenir dont on me parlait, si j’épousais le baron qui était riche.

Ce mari me répugnait, il est vrai ; mais je m’accoutumerais à lui : on s’accoutume à tout dans l’abondance, il n’y a guère de dégoût dont elle ne console.

Et puis, vous l’avouerai-je, moins à la honte de mon cœur qu’à la honte du cœur humain (car chacun a d’abord le sien, et puis un peu de celui de tout le monde) ? vous l’avouerai-je, donc ? c’est que parmi mes réflexions, j’entrevis de bien loin celle-ci, savoir que ce mari n’avait point de santé, comme le disait madame de Sainte-Hermières, et me laisserait peut-être veuve de bonne heure. Cette idée-là ne fit qu’une apparition légère dans mon esprit ; mais elle en fit une dont je ne voulus point m’apercevoir, et qui cependant contribua sans doute un peu à me déterminer.

Eh bien ! madame, qu’on écrive donc à ma mère, dis-je tristement à madame de Sainte-Hermières, je ferai ce qu’elle voudra.

Le baron de Sercour rentra dans la chambre, le cœur me battit en le voyant ; je ne l’avais pas encore si bien vu, je tremblai en le regardant, et je le crus déjà mon maître.

Je vous apprends que voici votre femme, monsieur le