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je n’eus pas la force de continuer, je demeurai sans sentiment dans mon fauteuil.

L’abbé s’éclipsa ; il fallut emporter M. de Sercour, qui, me dit-on, se trouva mal aussi, et qui ensuite voulut absolument s’en retourner chez lui.

J’étais revenue à moi par les soins de la complice de l’abbé (je parle de madame de Sainte-Hermières, dont vous avez déjà dû entrevoir la perfidie, et qui se retira dès que je commençai à ouvrir les yeux) ; en vain demandai-je à lui parler ; elle ne reparut point, je ne vis que ses femmes. La fièvre me reprit, et l’on me transporta dès six heures du matin chez M. Villot, encore plus désespérée que malade.

Vous jugez bien que mon aventure éclata de toutes parts de la manière du monde la plus cruelle pour moi ; en un mot, elle me déshonora, c’est tout dire.

M. le baron et madame de Sainte-Hermières l’écrivirent à ma mère, en lui renvoyant son consentement à notre mariage. Quant au scélérat d’abbé, cette dame, quelques jours après, sut si bien l’excuser auprès de son oncle, qu’elle le réconcilia avec lui.

Ce dernier, qui m’aimait, me déchira si chrétiennement, et gémit de mon prétendu désordre avec des expressions si intéressantes, si malignes et si pieuses, qu’on ne sortait d’auprès de lui que la larme à l’œil sur mon égarement ; pendant que, flétrie et perdue dans l’esprit du monde, je passai près de trois semaines à lutter contre la mort, et sans, autres ressources, pour ainsi dire, que la charité de M. et de madame Villot, qui me secoururent avec tout le soin imaginable, malgré l’abandon où ma mère, dans sa fureur, leur annonça qu’elle allait me laisser. Ces bonnes gens furent les seuls qui résistèrent au torrent de l’opprobre où je tombai ; non qu’ils me crussent absolument innocente, mais jamais il n’y eut moyen de leur persuader que je fusse aussi coupable qu’on le supposait.

Cependant ma fièvre cessa, et ma première attention, dès que je me vis en état de m’expliquer, ce fut de leur racon-