Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/489

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

beaucoup, et se vit en danger de mourir ; dans la peur qu’elle en eut, elle se crut obligée de révéler une chose qui me concernait, et qui chargeait sa conscience.

Elle déclara donc, en présence de témoins, que la veille de mon mariage avec M. de Sercour, l’abbé lui avait fait présent d’une assez jolie bague pour l’engager à l’introduire le soir dans le cabinet de la chambre où je devais coucher.

Je répondis d’abord que j’y consentais, raconta-t-elle, à condition que mademoiselle de Tervire en serait d’accord, et que je l’en avertirais. Là-dessus il me pria instamment de n’en rien faire, et après m’avoir demandé le secret : N’est-il pas cruel, me dit-il, que mon oncle, tout moribond qu’il est, épouse demain mademoiselle de Tervire, pour la laisser veuve au bout de six mois peut-être, et maîtresse d’une succession qui m’appartient comme à son héritier naturel ? Mon projet est donc de le détourner de ce mariage, qui m’enlève un bien dont je ferai sûrement un meilleur et plus digne usage que cette petite coquette, qui le dépenserait en vanités. Vous y gagnerez vous-même ; et voici toujours, avec la bague, un billet de mille écus que je vous donne, et qui, en attendant mieux, vous sera payé dès que le baron aura les yeux fermés. Il n’est question que de me cacher ce soir, pendant le souper, dans le cabinet de la chambre où mademoiselle de Tervire couchera, et une heure après, c’est-à-dire entre minuit et une heure, d’aller dire à madame de Sainte-Hermières qu’on entend du bruit dans cette chambre, afin qu’elle y vienne avec le baron. Celui-ci, me trouvant là avec la jeune personne, ne doutera pas que nous ne nous aimions tous deux, et renoncera à l’épouser. Voilà tout.

La bague et le billet me tentèrent, je le confesse, ajouta la femme de chambre ; je me rendis. J’introduisis l’abbé dans le cabinet ; et non seulement le mariage en a été rompu ; mais ce que je me reproche le plus, et ce qui m’oblige à une réparation éclatante, c’est le tort que j’ai fait par là à mademoiselle de Tervire, dont la réputation en a tant souffert, et à qui je vous prie tous de demander pardon pour moi.