Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/499

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas portée ailleurs, et qui alors m’attirait quantité d’amants campagnards dont je ne me souciais guère ; mais ils servaient à montrer que j’étais la belle par excellence, et c’était là tout ce qui m’en plaisait.

Non que j’en devinsse plus glorieuse avec mes compagnes, je n’étais pas de cette humeur-là ; elles ont pu souvent n’être pas contentes de ma figure qui triomphait de la leur, mais jamais elles n’ont eu à se plaindre de moi ni de mes façons ; jamais ma vanité ne triomphait d’elles ; au contraire, j’ignorais autant que je pouvais les préférences qu’on me donnait, je les écartais, je ne les voyais point, je passais pour ne les point voir ; je souffrais même pour mes compagnes qui les voyaient, quoique je fusse bien aise que les autres les vissent. C’est une puérilité dont je me souviens encore ; mais comme il n’y avait que moi qui le savais, que mes amies ne me croyaient pas instruite de mes avantages, cela les adoucissait ; c’était autant de rabattu sur leur mortification, et nous n’en vivions pas plus mal ensemble.

Tout le monde m’aimait, au reste. Elle est plus aimable qu’une autre, disait-on, et il n’y a qu’elle qui ne s’en doute pas. On ne parlait que de cela à madame Dursan ; partout où nous allions, on ne l’entretenait de moi que pour me louer, et on témoignait que c’était de bonne foi, par l’accueil et par les caresses qu’on me faisait.

Il est vrai que j’étais née douce, et qu’avec le caractère que j’avais, rien ne m’aurait plus inquiétée que de me sentir mal dans l’esprit de quelqu’un.

Madame Dursan, que j’aimais de tout mon cœur, et qui en était convaincue, recueillait de son côté tout le bien qu’on lui disait de moi, en concluait qu’elle avait raison de m’aimer, et ne le concluait qu’en m’aimant tous les jours davantage.

Depuis que j’étais avec elle, je ne l’avais jamais vue qu’en parfaite santé ; mais comme elle était d’un âge très avancé, insensiblement cette santé s’altéra. Madame Dursan, jusque-là si active, devint infirme et pesante ; elle se plaignit que sa vue baissait ; d’autres accidents de la même na-