Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/550

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pour lui servir ce qu’il y avait de meilleur et de plus délicat ; et quoique, pour entrer dans le badinage, elle se plaignît d’être trop gênée, il est vrai qu’elle manga très peu.

Nous sentîmes tous combien nous aurions perdu si elle nous avait manqué ; il me semble que nous étions devenus plus aimables avec elle, et que nous avions tous plus d’esprit qu’à l’ordinaire.

Enfin, le dîner fini, nous remontâmes en carrosse, et le souper se passa de même.

Nous n’étions plus le lendemain qu’à une lieue de Paris, quand nous vîmes un équipage s’arrêter près de notre voiture, et que nous entendîmes quelqu’un qui demandait si madame Darcire n’était pas là. C’était un homme d’affaires à qui elle avait écrit de venir au devant d’elle, et de lui chercher un hôtel où elle pût avoir un logement convenable ; elle se montra sur-le-champ.

Mais comme nous avions quelques paquets engagés dans le magasin, que le lieu n’était pas commode pour les retirer, nous jugeâmes à propos de descendre à un petit village qui n’était plus qu’à un demi-quart de lieue, et où notre cocher nous dit qu’il s’arrêterait lui-même.

Pendant qu’on y travailla à retirer nos paquets, mon inconnue me prit à quartier dans une petite cour, et voulut, en m’embrassant, me rendre les deux louis d’or que je l’avais forcée de prendre.

Vous n’y songez pas, lui dis-je, vous n’êtes pas encore arrivée, gardez-les jusque chez vous ; que je les reprenne aujourd’hui ou demain, n’est-ce pas la même chose ? Avez-vous intention de ne me pas revoir, et me quittez-vous pour toujours ?

J’en serais bien fâchée, me répondit-elle ; mais nous voici à Paris, nous allons y entrer, c’est comme si j’y étais. Vous avez beau dire, repris-je en me reculant ; je me méfie de vous, et je vous laisse cet argent précisément pour vous obliger à m’apprendre où je vous retrouverai.

Elle se mit à rire, et s’avança vers moi ; mais je m’éloignai