Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/572

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

point, n’oubliait rien de ce qui pouvait la faire revenir à elle.

Que se passe-t-il donc ici ? me dit madame Darcire en entrant ; qu’avez-vous, mademoiselle ? Pour toute réponse, elle ne reçut d’abord que mes soupirs et mes larmes ; et puis levant la main, je lui montrai ma mère, comme si ce geste avait dû la mettre au fait. Qu’est-ce que c’est ? ajouta-t-elle ; est-ce qu’elle se meurt ? Non, madame, lui dit alors la femme de chambre ; mais elle vient de reconnaître sa fille, et elle s’est trouvée mal. Oui, lui dis-je alors en m’efforçant de parler, c’est ma mère.

Votre mère ! s’écria-t-elle encore en approchant pour la secourir. Quoi ! la marquise de… ! Quelle aventure !

Une marquise ! dit à son tour l’aubergiste, qui joignait les mains d’étonnement ; ah ! mon Dieu, chère dame ! Que ne m’a-t-elle appris sa qualité ? je me serais bien gardé de lui causer la moindre peine.

Cependant, à force de soins, ma mère insensiblement ouvrit les yeux et reprit ses esprits. Je passe le récit de mes caresses et des siennes. Les circonstances attendrissantes où je la retrouvais, la nouveauté de notre connaissance et du plaisir que j’avais à la voir et à l’appeler ma mère, le long oubli même où elle m’avait laissée, le tort qu’elle avait avec moi, et cette espèce de vengeance que je prenais de son cœur par les tendresses du mien, tout contribuait à me la rendre plus chère qu’elle ne me l’aurait peut-être jamais été, si j’avais toujours vécu avec elle. Ah ! Tervire ! ah ! ma fille, me disait-elle, que tes transports me rendent coupable !

Cependant cette joie que nous avions elle et moi de nous revoir ensemble, nous la payâmes toutes deux bien cher. Soit que la force des mouvements qu’elle avait éprouvés eussent fait une trop grande révolution en elle, soit que sa fièvre et ses chagrins l’eussent déjà trop affaiblie, on s’aperçut quelques jours après d’une paralysie qui lui tenait tout le côté droit, qui lui gagna bientôt l’autre côté, et qui lui resta jusqu’à la fin de sa vie.