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Je parlai ce jour-là même de la transporter dans notre hôtel ; mais sa fièvre qui avait augmenté, jointe à son extrême faiblesse, ne le permit pas, et un médecin que j’envoyais chercher nous en empêcha.

Je ne vis point d’autre équivalent que de loger avec elle et de ne point la quitter, et je priai la femme de chambre, qui était encore avec nous, d’appeler l’aubergiste pour lui demander une chambre à côté de la sienne ; mais ma mère m’assura qu’il n’y en avait point chez lui qui ne fût occupée. Je me ferai donc mettre un lit dans la vôtre ? lui dis-je. Non, me répondit-elle, cela n’est pas possible, non ; et c’est à quoi il ne faut pas songer ; celle-ci est trop petite, comme vous voyez : gardez-moi votre santé, ma fille ; vous reposeriez mal ici ; ce serait une inquiétude de plus pour moi, et je n’en serais peut-être que plus malade. Vous demeurez ici près ; j’aurai la consolation de vous voir autant que vous le voudrez, et une garde me suffira.

J’insistai vivement ; je ne pouvais consentir à la laisser dans ce triste et misérable gîte : mais elle ne voulut pas m’écouter. Madame Darcire entra dans son sentiment, et il fut arrêté, malgré moi, que je me contenterais de venir chez elle, en attendant qu’on pût la transporter ailleurs ; aussi, dès que j’étais levée, je me rendais dans sa chambre et n’en sortais que le soir. J’y dînais même le plus souvent, et fort mal ; mais je la voyais, j’étais contente.

Sa paralysie m’aurait extrêmement affligée, si on ne nous avait pas fait espérer qu’elle en guérirait ; cependant on se trompa.

Le lendemain de notre reconnaissance, elle me conta son histoire.

Il n’y avait pas en effet plus de dix-huit ou dix-neuf mois que le marquis son mari était mort, accablé d’infirmités. Elle avait été fort heureuse avec lui, et leur union n’avait pas été altérée un instant pendant près de vingt ans qu’ils avaient vécu ensemble.

Ce fils qu’il avait eu d’elle, cet objet de tant d’amour, qui était bien fait, mais dont elle avait négligé de régler le