Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/583

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et distrait, et j’attendrais volontiers le reste du vôtre ; mais il n’y a qu’à le remettre ; on vient nous dire qu’on a servi : dînez-vous avec nous, mesdames ?

Non, madame, je vous rends grâces, répondis-je avec quelque indignation en me levant aussi, et je n’ai plus que deux mots à ajouter à ce que vous appelez mon sermon. Ma mère, qui ne s’est rien réservé, et que vous et son fils avez tous deux abandonnée aux plus affreuses extrémités ; qui a été forcée de vendre jusqu’aux meubles de rebut que vous lui aviez envoyés, et qui n’étaient point ceux qu’elle avait gardés ; enfin, cette mère qui n’a cru ni son fils ni vous, madame, capables de manquer de reconnaissance ; qui, moyennant une pension très médiocre, dont on est convenu, a bien voulu renoncer à tous ses droits par la bonne opinion qu’elle avait de son cœur et du vôtre ; elle que vous aviez tous deux engagée à venir chez vous pour y être servie, aimée, respectée autant qu’elle le devait être ; qui n’y a cependant essuyé que des affronts, qui s’y est vue rebutée, méprisée, insultée, et que par là vous avez forcée d’en sortir pour aller vivre ailleurs d’une petite pension qu’on ne lui paye point, qu’elle n’avait eu garde d’envisager comme une ressource, qui est cependant le seul bien qui lui reste, et dont la médiocrité même est une si grande preuve de sa confiance ; cette belle-mère infortunée, si punie d’en avoir cru sa tendresse, et dont les intérêts vous importent si peu : je viens vous dire, madame, que tout lui manquait hier, qu’elle était dans les derniers besoins, qu’on l’a trouvée ne sachant ni où se retirer ni où aller vivre ; qu’elle est actuellement malade, et logée dans une misérable auberge, où elle occupe une chambre obscure qu’elle ne pouvait pas payer, et dont on allait la mettre dehors à moitié mourante, sans une femme de ce quartier-là qui passait, qui ne la connaissait pas, et qui a eu pitié d’elle ; je dis pitié à la lettre, ajoutai-je ; car cela ne s’appelle pas autrement, et il n’y a plus moyen de ménager les termes. Et effectivement vous ne sauriez croire tout l’effet que ce mot produisit sur ceux qui étaient présents ; et ce mot, qui