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Dursan me tint lieu de tout ; et je compris par là que ce qui n’est point amour n’occupe pas longtemps un cœur amoureux.

Environ un mois après ce triste événement, madame Darcire retourna en province ; me trouvant seule, je me déterminai à entrer dans un monastère, afin de n’être pas exposée aux traits de la médisance. L’amour ne laissait pas de s’opposer à ma résolution ; il me faisait envisager les funestes suites du parti que je voulais prendre, et il cherchait à m’effrayer par les rigueurs de l’absence ; mais toujours en garde contre ses mouvements, il eut beau se faire sentir, mon devoir en triompha. Sûre du cœur de Dursan, je pris donc le parti de venir ici pour six mois ; la tendresse pour mon infortunée mère ne put obtenir un terme moins long ; j’imposai encore silence aux amoureux mouvements de mon âme, et j’obligeai mon amant de souffrir ce délai ; c’est cependant ce qui a été la source de mes plus cuisants chagrins.

Dursan était d’une figure trop aimable pour ne pas blesser un cœur, quelque indifférent qu’il pût être. Mademoiselle de L…, très susceptible d’impressions, le voyait souvent ; il occupait avec sa mère un quartier de leur hôtel. Cette demoiselle, qui possédait des biens immenses, touchée du mérite de ce jeune et aimable cavalier, s’était laissé surprendre à un amour violent ; cet amour impétueux la poussa à nous trahir ; elle m’inspira de la jalousie, elle lui insinua des soupçons.

Une fille éperdument amoureuse ne ménage rien pour parvenir à ses fins : elle crut qu’en nous désunissant elle le rendrait sensible à ses charmes ; elle s’abusa et nous trompa tous deux. Il fut outré de mes froideurs, et moi de sa prétendue inconstance ; il va comme un désespéré joindre son régiment, et je prends le voile ; il ignorait ma résolution, je ne savais rien de sa fuite. Cette perfide amie (car elle avait gagné mon estime et ma confiance par des manières flatteuses et infiniment prévenantes), cette perfide, dis-je, profita adroitement de cette séparation. Elle in-