Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/596

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forma Dursan, par des lettres pleines d’artifice, qu’un autre me captivait, et qu’un hymen allait bientôt nous unir à jamais ; la rage s’empare de son esprit, il se marie sans amour ; je me fais religieuse sans vocation ; pendant qu’il forme ces liens, j’en formai d’autres pour m’asservir à un dur esclavage. À peine eus-je prononcé mes vœux, que les nuages qui m’avaient environnée jusque-là s’éclipsèrent. Je connus, mais trop tard, qu’abusée par des sentiments équivoques, mes démarches avaient été trop précipitées. Marianne, écoutez bien ceci.

Dursan, de retour à Paris, apprend avec surprise mes engagements ; il ne sait que penser de ma conduite ; cette idée l’inquiète, le trouble ; il veut s’en éclaircir.

Une dame de ses amies, avec laquelle je n’avais aucune habitude, vient au parloir, me demande, et m’instruit du désordre de Dursan ; j’apprends les motifs qui l’avaient engagé à me quitter brusquement. Frappée de ce dénoûment, mes larmes furent les seuls interprètes des sentiments de mon âme ; cette dame lui en fait un récit touchant.

Mon amant trouve le moyen de me parler, il se justifie ; je m’explique ; il connaît la malice de sa pernicieuse confidente, et la trame qu’elle avait ourdie pour nous désunir. Ses soupirs, ses sanglots, ne me prouvent que trop son innocence. Alors je sens vivement tout le prix de la perte que j’ai faite : mon malheur est sans remède ; son infortune est sans ressource.

Figurez-vous, belle Marianne, quelle fut notre situation ; pour moi, l’état où je me trouvai réduite serait impossible à exprimer. Mon âme alors est agitée des plus cruels transports ; la clarté s’éclipse tout à coup de mes yeux ; je tombe pâmée au milieu du parloir.

La tourière, qui entendit le bruit de ma chute, accourt en diligence. Mon amant, assuré qu’il me venait du secours, se retire pour épargner ma réputation et cacher son désordre ; il ne pouvait me soulager à cause des grilles qui nous séparaient. Revenue de ma faiblesse, je me trouve dans mon lit attaquée d’une fièvre ardente. Que vous dirai-je,