Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/597

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chère fille ? Je restai six mois malade et languissante, pendant lesquels je reçus nombre de lettres du malheureux Dursan. Ces lettres, bien loin de me calmer, aigrissaient ma douleur ; plus je réfléchissais, plus ces réflexions-là devenaient cruelles. Ah ! disais-je, perdre ce que l’on aime et ce qui peut rendre heureuse, c’est un malheur ; mais le perdre par sa faute, c’est un sujet de s’affliger d’autant plus grand, qu’on ne peut se plaindre que de soi-même.

Ces plaintes irritèrent mes désirs ; mes désirs augmentèrent mes peines. La situation de mon amant était à peu près égale à la mienne. C’est une espèce de soulagement, cela est vrai, Marianne ; cependant, pensais-je en moi-même, la diversité des objets pourra calmer sa tristesse ; les plaisirs où sa naissance l’engage adouciront peu à peu ses amertumes ; il m’oubliera, je ne l’oublierai jamais. Je le croyais alors comme vous, ma fille ; oui, répétais-je sans cesse, il sera toujours gravé dans mon cœur ; mon esprit en est tout rempli, je n’ai rien pour me distraire. Cependant ma flamme, qui n’était qu’assoupie, reprit toute son activité ; mon esclavage m’effraya ; la dévotion me parut fade et insipide ; j’envisageai les austérités de ma règle comme un joug pesant et insupportable. Ah ciel ! que vais-je devenir ? Envoyez-moi une grâce supérieure à mon amour, m’écriais-je à chaque moment. Mais, pensais-je, l’ai-je méritée cette grâce ? Mon faible cœur, plus susceptible de tendresse humaine que d’impressions divines, est-il capable de la goûter ? Ah ! chère amie, comment vous peindre ma détresse ? Que de plaintes amères ! Que de sanglots cuisants ! Que de soupirs échappés !

La discipline religieuse n’avait presque pas encore fait d’impression sur mon esprit ; je n’avais point ces dehors imposants si nécessaires à ma profession. Ici l’amie dont je vous ai rapporté les discours dans la huitième partie de ma vie[1], informés de la cause de mon mal, entreprit de

  1. Ici l’amie dont je vous ai rapporté les discours dans la huitième partie de ma vie. Voilà une distraction inexplicable. C’est mademoiselle de Tervire dont Marianne rapporte les paroles, et c’est mademoiselle de Tervire qui dit : La