Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/599

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pour toujours, quoique cette pensée-là me désole. Mais je vous ai interrompue, chère amie ; achevez, de grâce, vos aventures. La religieuse reprit ainsi la suite de son discours :

Rien, dit-elle, ma fille, n’est plus méprisable que l’envie ; rien cependant de plus en vogue dans le siècle où nous vivons : vous devez croire qu’elle règne quelquefois dans les monastères ; et le malheur est, quand une fois cette passion s’est emparée d’une âme dévote, qu’elle y cause de grands ravages. Un cœur qui s’en laisse gouverner ne connaît, si j’ose le dire, ni probité ni religion. Une amie vous sacrifie, une parente vous abandonne, une inconnue vous hait, une ennemie vous calomnie : une dévote, ou, pour mieux dire, une bigote jalouse de votre bonheur est plus à craindre qu’une lionne en furie : elle fait jouer les plus artificieux ressorts pour vous trahir et vous perdre, et ces ressorts-là ne manquent presque jamais. De là les cabales, les intrigues dans une communauté, les espionneries pour découvrir vos démarches et empoisonner vos actions. Les moindres fautes sont divulguées comme d’énormes scandales, on obscurcit vos plus droites intentions ; un cœur gâté par ce fatal venin ne se ressent plus de l’humanité ; oui, cette passion inspire toujours les moyens de nuire. Tantôt c’est une parole indiscrète qu’on traite de scandaleuse, une faible irrévérence qu’on nomme impiété. Est-on au parloir ? On a entendu, publiera-t-on, des conversations tendres et équivoques ; on fait voler ces discours de bouche en bouche ; c’est un secret qu’on vous confie, très persuadée que vous ne le garderez pas. En effet, celle-ci le dit à une autre, une troisième à une quatrième ; on augmente toujours la narration ; insensiblement les supérieures en sont informées, elles se préviennent et s’indisposent contre vous. Vous l’ignorez pendant un certain temps ; leurs soupçons, qui ne sont encore que de faibles indices, se fortifient peu à peu ; ensuite on vous tourmente, la plus légère faute est punie avec la dernière rigueur ; alors votre amour-propre s’irrite, le cœur se révolte ; vous criez à l’injustice ; en un mot, vous devenez