Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/600

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le martyr de votre tempérament et la victime des faux préjugés.

L’esprit outragé par mille corrections s’afflige et devient tiède dans la pratique de la vertu ; la piété semble incommode, les devoirs s’observent avec une excessive nonchalance ; vous n’y trouvez ni goût ni plaisir, parce que vous ne jouissez pas de la tranquillité nécessaire. La ferveur de votre état étant attiédie par les mortifications qu’on vous fait essuyer, le ressentiment triomphe ; et ce ressentiment vous dévore, parce qu’il s’irrite de l’impuissance même où vous êtes de vous venger ; alors tout vous déplaît ; rien ne vous console ; adieu la paix, le cœur n’est plus capable de la savourer.

Ces tracasseries, Marianne, vous semblent peut-être en ce moment de puériles minuties ; elles deviendraient très pesantes, si vous y étiez exposée. Une âme qui a des sentiments, et qui pense d’une certaine façon, ne peut digérer ces chagrins-là. Quelque frivoles qu’ils vous paraissent, ils vous troublent, vous inquiètent, vous affligent, et produisent la nonchalance, la froideur : or, il est rare que la tiédeur n’enfante pas l’indévotion. En bonne foi, dites-moi, Marianne, vous qui avez un cœur noble et sincère, si vous pourriez vous accommoder de cette manière de vivre ? Vous sentez-vous assez de force pour vous élever au-dessus de tout ressentiment ? Je n’en crois rien, chère fille.

Non, chère amie, lui répondis-je ; ma piété, à ce que je vois, n’est pas assez forte ; j’ai besoin de faire bien des réflexions, afin de distinguer qui de la vertu ou de l’amour-propre me guide.

Vos idées sont sages, Marianne ; je pense que vous me connaissez, que votre pénétration m’a comprise. Élevée d’une certaine manière, j’ai toujours chéri la vertu, et une noble élévation d’âme m’a constamment, grâces au ciel, préservée du désordre. Cependant j’ai été la victime de la calomnie la plus terrible. Hélas ! déjà j’avais éprouvé son noir venin : ce scélérat d’abbé, neveu du baron de Sercour, comme je vous l’ai raconté, m’avait fait vivement sentir de