Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/601

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quoi la calomnie est capable ; cependant je n’éprouvai dans cette occasion qu’un faible essai de sa malignité ; vous allez en juger.

Presque consolée d’avoir perdu mon amant pour jamais, je commençais à en faire un sacrifice à Dieu, lorsque de cuisants chagrins me replongèrent dans un tel anéantissement que le courage m’abandonna entièrement.

Une de nos sœurs, qui avait conçu de la jalousie contre moi à cause de ma charge de sous-maîtresse des pensionnaires, informée de mon histoire, de la cause de ma maladie, et de cette langueur qui ne me quittait point, exagéra tellement ma situation, qu’à peine y paraissait-il de la vraisemblance. On est un peu fière quand on n’a rien à se reprocher : je méprisai ses contes, et mes mépris achevèrent de la révolter.

Mon amant séjourna à Paris environ deux ans ; il m’écrivait tous les jours des lettres, et venait me voir une fois chaque semaine. Je jouissais alors d’une assez grande liberté, mais cette liberté ne me faisait point oublier mon devoir, ni ce que je me devais à moi-même. Ma passion était encore forte, je l’avoue ; celle de Dursan ne paraissait point ralentie ; cependant les conseils de mon amie m’avaient fortifiée contre les sentiments de ma tendresse. Je n’étais point tout à fait tranquille, mais je ne sentais point ce feu ardent qui n’est jamais plus à craindre que lorsqu’il est concentré. Il est vrai que je regrettais quelquefois sa perte et la précipitation avec laquelle je m’étais séparée du monde ; ma langueur en était une preuve ; je ne lui en faisais point un mystère. Les soupirs et les larmes de cet aimable cavalier me pénétraient ; il m’attendrissait, il est vrai : mais son respect était grand, et ma modestie ne se dérangeait point. Cependant, le croirez-vous, Marianne ? on empoisonna tellement le sujet de ses visites, que je me vis tout à coup précipitée dans la plus triste de toutes les infortunes.

Cette sœur jalouse surprit quelques lettres de mon amant, qui n’étaient assurément que tendres. Il est vrai qu’une re-