Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/602

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ligieuse ne doit jamais entretenir de pareil commerce, et je sais que c’était une imprudence et une démarche peu convenable ; mais je n’ai jamais cru que cette imprudence et cette fausse démarche méritassent le châtiment qu’on m’infligea.

L’abbesse, déjà prévenue contre moi, regarde ces lettres comme une preuve d’un affreux dérèglement, et, sans nulle autre information, me fait enfermer dans une étroite prison, où je restai une année sans pouvoir me justifier. Ma nourriture était un peu de pain et d’eau.

Vous devez penser, chère fille, que ce désastre me terrassa ; j’ignorais les raisons de ma captivité, et cette incertitude causait mon plus grand supplice ; ma conscience ne me reprochait point de faute capitale, ni contre mon devoir ni contre mon honneur ; je ne pensais donc pas mériter une pénitence si sévère.

Personne ne m’approchait, j’étais en opprobre à toute la communauté ; une sœur converse, qui m’apportait ma nourriture, me regardait avec mépris ; jamais elle ne répondait à mes questions que par d’amers reproches. Jugez, chère amie, de mon état ; une dure et rude captivité, ma réputation flétrie, un amour encore mal éteint qui me rongeait l’âme, des vœux qui m’asservissaient à vivre toujours dans l’oppression et dans la gêne, ne sont-ce pas là de cuisants déplaisirs ? Où trouverez-vous un cœur assez noble, une âme assez dégagée des sens, qui soutienne avec une ferme constance de tels revers ? Ah ! Marianne, vos chagrins approchent-ils de ces malheurs-là ? Non, ma chère fille, il s’en faut de beaucoup. Qu’en pensez-vous, Marianne ? Mais je finis : vous me paraissez trop attendrie, mon récit vous touche ; eh bien, il me reste peu de chose à vous dire.

Heureusement pour moi, l’abbesse, qui ne m’aimait pas, mourut le onzième mois de ma captivité. La religieuse jalouse, qui m’avait rendu de si mauvais services auprès d’elle, tomba aussi malade, et fut sur le point de mourir. Touchée de repentir, elle avoua qu’elle m’avait trop noircie, et demanda pardon à toute la communauté de son indigne pro-