Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/603

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cédé à mon égard. La nouvelle abbesse, moins prévenue que la précédente, me fit sortir de prison ; elle me trouva dans un état qui lui arracha des larmes ; de sorte qu’elle ne négligea rien pour me consoler et pour réparer mon honneur flétri.

Quoiqu’il y ait plus de quinze ans que ce désastre me soit arrivé, j’en ai toujours l’idée remplie. Une certaine horreur s’est emparée de mon âme, et c’est la raison qui m’a portée à être presque toujours seule. Vous avez su, belle Marianne, trouver le secret de m’attacher : mais ce n’est qu’après bien des réflexions que je me suis livrée au plaisir de vous aimer.

Si mes malheurs vous touchent, chère amie, profitez-en pour sonder votre cœur ; ne vous engagez à la vie religieuse qu’après un sérieux examen, puisque c’est d’une bonne vocation que dépend la félicité de cette vie et de l’autre. Tâchez d’abord de calmer votre chagrin. La vie est sujette à tant de contre-temps, que vous devez regarder la perte d’un amant comme la moindre de toutes les afflictions. C’est ainsi qu’elle finit son histoire.

Je vous dirai, madame, que je me trouvai vivement frappée des infortunes de cette aimable religieuse ; je dis aimable, ce n’est pas encore lui rendre justice ; car, outre mille qualités respectables, elle avait beaucoup de piété et de religion. Dès ce moment (je pense vous l’avoir déjà dit) le cloître me parut un asile mal assuré pour mon repos ; mes pensées sur une semblable retraite changèrent tout à fait, et j’entrevis assez que c’était moins la piété qu’un amour-propre blessé qui avait produit dans mon cœur le goût de la vie religieuse. Or, dis-je en moi-même, une vocation de cette espèce est plus propre à m’attirer la colère de Dieu que son amour ; aussi n’y pensai-je plus dans la suite.

À peine la religieuse mon amie eut-elle fini ses aventures, qu’on vint m’avertir que madame de Miran m’attendait au parloir. Je m’y transportai avec vitesse, et criai de toutes mes forces, avant d’avoir tiré le rideau des grilles : Ah ! bonjour, ma chère mère ; eh ! comment vous portez-vous ? Bonjour, ma chère fille. Cela va-t-il mieux qu’hier ? Sais-tu