Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/607

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facultés de mon âme en furent suspendues pendant un espace de temps assez considérable ; et, sans les consolations de la religieuse mon amie, je ne sais comment ma défaillance aurait tourné ; cela est bien vrai, madame ; jamais personne n’a été si triste.

On le serait à moins, reprit-elle, chère Marianne ; vous me fîtes compassion, oui, grande pitié ; j’en fus émue jusqu’aux sanglots. Eh bien ! continua-t-elle, je me rendis chez madame de Kiinare à l’heure que je crus la plus favorable pour y rencontrer ce couple amoureux. J’entrai sans me faire annoncer, et je fus introduite dans le salon, où je trouvai M. de Valville aux pieds de votre rivale. Ma présence imprévue les déconcerta et leur causa un dérangement extrême. À peine M. de Valville eut-il la force de se lever de sa posture galante ; il me salua avec une physionomie si renversée, que je fus touchée moi-même de son état. Ah ! monsieur, lui dis-je, vraiment je suis mortifiée de vous distraire ; votre attitude auprès de mademoiselle était trop modeste pour vous déranger ; mon Dieu ! que je suis fâchée ! mais oui, fâchée. Que de douceurs votre maîtresse va perdre par ce contre-temps ! Oh ! je m’imagine bien qu’elle ne me le pardonnera jamais.

Eh ! madame, répondit la petite personne en colère, que signifient toutes ces railleries ? Qu’avez-vous donc tant vu qui vous scandalise ? Je crois que, si vous étiez en ma place, vous en auriez souffert bien davantage. Mon honneur est-il offensé, parce que vous avez vu monsieur à mes genoux ?

Tout beau, mademoiselle, repartis-je ; que votre dépit ne vous fasse pas oublier la bienséance et le respect que vous me devez. Je dis respect, mademoiselle ; ce n’est point exagérer ; ma naissance, mon rang et mon âge l’exigent assurément de vous. Aveuglée par votre amour, vous vous persuadez que tout vous est permis, et cette persuasion-là vous fait mal juger des autres.

Je ne m’étonne aucunement de votre insolente apostrophe, poursuivis-je. Quand une personne se sent coupable de