Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/611

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encore ces larmes ? Ah ! ma chère mère, m’écriai-je en me laissant tomber à ses genoux, je ressens tout le contre-coup des chagrins que cette aventure a causés à M. de Valville ; c’est à cause de moi qu’il a essuyé ces chagrins-là ; oui, à cause de moi qui n’en vaux pas la peine. Qui suis-je, ma mère ? Eh ! oui, qui suis-je, pour lui attirer tous ces déplaisirs ? Il sait que madame Dorsin a de la bonté pour moi ; en un mot, qu’elle m’aime ; il concevra aisément que sa visite chez madame de Kilnare n’a été préméditée que pour me venger. Il sera outré contre moi de ce que je suis le mobile de pareilles avanies. C’est pour cette fille, dira-t-il, pour cette inconnue qui n’a ni biens ni parents, et qui ne subsiste que par les bienfaits de ma famille ! Qu’arrivera-t-il de là, ma chère mère ? Le voici : l’amour violent qu’il a eu pour moi se changera dans une haine implacable ; car, ma chère mère, quand une fois un cœur passe de la tendresse à l’indifférence, il est rare que cette indifférence-là n’aille pas au mépris, et du mépris à la haine, surtout si l’objet autrefois aimé fait paraître du ressentiment et travaille à se venger. Mais ce n’est pas là tout, ma mère ; il y a encore autre chose que je prévois qui me perce le cœur ; ayez la bonté de m’écouter.

M. de Valville est votre fils : la nature ne perd jamais rien de ses droits ; elle parlera toujours en sa faveur, lorsque votre ressentiment sera passé. Je ne suis qu’une infortunée qui ne vous tient à rien, qui ne subsiste que par votre charité ; je dis bien vrai, ma mère. Quand donc M. de Valville reviendra vers vous, que votre colère à son égard sera ralentie, pourrez-vous, ma mère, lui refuser un pardon qu’il viendra implorer à vos genoux ? C’est mon fils, direz-vous ; je ne puis sans cruauté le traiter autrement. Je vous connais, ma chère mère ; vous avez le cœur trop tendre et trop bon pour n’être pas attendrie par ses soumissions. Oui, ces soumissions-là lui rendront votre affection, j’en suis assurée. Alors, que deviendrai-je ? Ah ! je perdrai ma chère mère pour toujours ; car monsieur votre fils se vengera assurément de Marianne ; et cette vengeance, à quoi se réduira-