Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/614

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

servait. Frappée de cette nouvelle, j’avais d’abord pensé que c’était M. de Valville : mais après les plus mûres réflexions, j’ai jugé que, ne l’ayant point vu depuis la scène qui s’était passée chez madame de Miran, il n’était point ce cavalier-là ; d’autant plus qu’elle protesta hier qu’elle n’avait aucun penchant pour lui, que son infidélité à votre égard l’avait trop touchée pour pouvoir la résoudre à s’unir à lui par l’hymen.

Ah ! chère amie, elle vous trompe, m’écriai-je en me laissant tomber sur une chaise ; c’est une hypocrite. Ici mes larmes me coupèrent la voix ; je fus si saisie, qu’à peine pouvais-je respirer. Cette bonne amie m’ayant secourue, je me sentis un peu soulagée. C’est lui-même, continuai-je ; cela n’est que trop vrai : me voilà enfin au comble de l’infortune ; et tout de suite je lui racontai ce qui s’était passé chez madame de Kilnare.

Ma chère fille, me dit-elle, ne perdez point courage ; c’est ici qu’on doit frapper le dernier coup ; mais il faut vous posséder. Ne faites rien paraître de ce que je viens de vous dire, dans la crainte que cette fille rusée n’en ait quelque soupçon. Avertissez au plus tôt madame de Miran du dessein de son fils ; elle a du crédit à la cour, elle peut aisément rompre ce projet.

Ah ! mon Dieu ! répondis-je, je me trouve aux abois, je ne puis plus me tenir. Enfin, que dirai-je, madame ? cette tendre amie, à force de remontrances, ranima mon courage et mon amour. Dès que mon bagage fut préparé, j’allai prendre congé de l’abbesse, qui était avec ma mère et madame Dorsin ; j’étais accompagnée de la religieuse, qui ne voulut point me quitter, de crainte d’accident. Mon visage parut si dérangé à ces dames, qu’elles se doutèrent que j’avais encore reçu quelque nouveau chagrin.

Qu’as-tu, ma fille ? dit madame de Miran avec une espèce d’inquiétude qui témoignait sa-tendresse pour moi. Rien, ma mère, répondis-je ; mais ce rien, ma mère, fut prononcé si tristement, qu’elle se douta presque de l’aventure : je dis presque, parce qu’elle ne se serait jamais imaginé que son fils