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Je crois, madame, que vous serez bien aise de savoir ce qui m’occupa pendant ces trois jours ; car ces trois jours-là sont remarquables, vous allez en convenir.

Deux affaires importantes, oui, deux grandes affaires remplirent tout mon cœur : premièrement, la prison de M. de Valville, et c’était là la plus essentielle, ou plutôt la seule qui dirigeât tous mes mouvements ; secondement, la visite de l’officier qui m’avait proposé de l’épouser ; les huit jours étaient écoulés ; il désirait une réponse décisive, et il ne l’eut point cependant, cette réponse. La première affaire m’affligeait infiniment ; la seconde ne me fit aucun plaisir, parce que j’étais incapable d’en prendre.

Quand madame Dorsin, à son retour de Versailles, vint apprendre à ma mère et à moi que M. de Valville avait été conduit à la Bastille par ordre du roi, je fus si saisie que je tombai de ma chaise sur le parquet. Après un évanouissement de six heures, je ne sentis plus rien, ni bien ni mal, ni joie ni douleur, quoiqu’en tombant je me fusse fait une contusion à la tête assez considérable. Pour ne pas vous ennuyer, je vous dirai que je me trouvai dans le même état que je vous ai dépeint, après la lettre que le laquais de M. de Valville apporta à mademoiselle Varthon (vous en souvient-il ? je pense que oui) ; avec cette différence que l’anéantissement dont je parle ici fut plus long, car il fut de deux fois vingt-quatre heures. Les larmes de ma chère mère, celles de madame Dorsin ne me touchèrent point, ni leurs consolations non plus ; j’étais insensible à tout ; il m’en est resté une langueur pendant plus de cinq ans.

Après ces deux jours et ces deux nuits-là, je commençai à me lever et à prendre des forces ; ma chère mère ne me quitta pas un instant ; madame Dorsin restait tout le jour avec nous. Pendant que j’étais dans le plus fort de cette crise, l’officier, qui avait été au couvent me chercher, arrive chez madame de Miran ; c’était prendre mal son temps, mais il ignorait absolument tout ce qui s’était passé. Il fut touché de mon état, et même très touché ; ses larmes me le disaient. Vous devez penser qu’il était trop poli pour parler