Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/620

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Ces pensées-là me tourmentaient cruellement ; j’eus tout le temps de les faire, personne ne m’interrompait ; nous gardions tous le plus triste silence ; je pleurais, ma chère mère sanglotait, madame Dorsin rêvait, l’officier était triste.

Enfin nous voici, madame, arrivés à la Bastille, et introduits dans l’appartement du prisonnier. Représentez-vous ici M. de Valville, pâle, abattu, agité de mille idées importunes, plus cruelles les unes que les autres. C’est ce qu’il me raconta dans la suite, et que ces idées-là l’avaient jeté dans une espèce de frénésie qui le rendait incapable de nous voir et de nous connaître. En vain ma chère mère mouillait-elle son visage de ses larmes ; l’officier, qui lui tenait la main, ne put lui arracher aucune parole sensée ; toutes se sentaient du dérangement total de son esprit. Madame de Miran paraissait inconsolable, madame Dorsin prête à s’évanouir ; l’officier soupirait amèrement ; et moi, madame, j’étais sans sentiment étendue dans un fauteuil.

Il ne sera pas difficile, madame, de vous persuader qu’un aussi parfaitement honnête homme que l’officier mon ami (car vous savez qu’il possédait toutes les qualités d’un cœur noble et généreux) ne s’arrêta pas longtemps à donner à M. de Valville des marques infructueuses de compassion : il nous quitte brusquement, vole chez deux habiles médecins qu’il amène avec lui, et qui par de prompts secours rendent la connaissance et la tranquillité à cet aimable cavalier.

Pendant cet intervalle, revenue un peu à moi-même, je poussai d’amères plaintes ; je m’accusais sans ménagement d’être la cause, en quelque sorte, de cette funeste maladie. Ces reproches furent entendus de ce cher amant ; il me tend la main, je m’approche ; il saisit la mienne qu’il arrose de ses larmes. Ah ! chère et aimable Marianne, me dit-il d’une voix faible, il semble que le ciel n’ait permis que j’aie été privé quelque temps de ma raison que pour m’en rendre un usage plus parfait ; pendant l’égarement de mes sens, cent images aussi distinctes que diverses m’ont fait connaître clairement toute l’injustice de mon infidélité et tout l’éclat de votre vertu. Mon aveuglement est infini ; et depuis que