Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/627

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article, il résolut d’aller à Sens chercher le chanoine, qui seul s’était sauvé de la fureur des voleurs. Cet ecclésiastique avait encore si présente l’idée de cette funeste aventure, qu’il fit un portrait très ressemblant du chevalier de Flacour, de son épouse et de moi ; il ajouta que, malgré la jeunesse où j’étais alors, il me reconnaîtrait aisément, ayant remarqué que j’avais, aussi bien que mon père, une marque à côté de l’œil droit, c’est-à-dire une fraise imperceptible, mais si parfaitement formée, que rien n’était plus facile que de me reconnaître à ce signe.

Vous l’avez remarquée mille fois, madame, cette jolie fraise, en m’assurant que c’était un agrément de plus pour mon visage. En un mot, le duc fit tant de perquisitions, et prit de si justes mesures, qu’il fut absolument persuadé que j’étais sa petite-fille. Impatient de me voir, il se transporte à Paris, et se rend avec madame Varthon au monastère où elle avait laissé sa fille, et où ils croyaient me trouver. On ne peut nier, madame, que ma rivale ne possédât de très bonnes qualités. Non, elle n’était point méchante ; elle n’était qu’imprudente et amoureuse. On doit même dire que sa tendresse pour M. de Valville était très pardonnable ; vous l’avez connu en ce temps-là, madame ; c’était le cavalier le plus accompli qu’il y eût à Paris. La Varthon, surprise au possible de voir sa mère et de la savoir instruite de ses amours, ne put lui refuser l’aveu de ses intrigues avec Valville ; or, cela ne pouvait se faire sans raconter jusqu’aux moindres particularités de mon histoire ; et comme elle rendait intérieurement justice à ma droiture, à mon bon cœur et à mes grâces, elle attendrit de nouveau le duc son oncle, qui, ayant appris que je n’étais plus dans ce couvent, voulut aller sur l’heure chez madame de Miran, accompagné du chanoine, de sa nièce et de ma rivale, persuadé qu’il apprendrait de mes nouvelles. Arrivés ensemble chez madame de Miran, on leur apprit mon mariage avec Valville, et on ajouta qu’on le bénissait dans une salle où se trouvait une compagnie nombreuse et choisie. Ce vénérable vieillard, ayant percé la foule pour être témoin de la cérémonie de