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fils, d’une servante, et d’une nommée mademoiselle Toinon, sa fille de boutique.

Quand je serais tombée des nues, je n’aurais pas été plus étourdie que je l’étais ; les personnes qui ont du sentiment sont bien plus abattues que d’autres dans de certaines occasions, parce que tout ce qui leur arrive les pénètre ; il y a une tristesse stupide qui les prend, et qui me prit : madame Dutour fit de son mieux pour me tirer de cet état-là.

Allons, mademoiselle Marianne, me disait-elle (car elle avait demandé mon nom), vous êtes avec de bonnes gens, ne vous chagrinez point, j’aime qu’on soit gaie ; qu’avez-vous qui vous fâche ? Est-ce que vous vous déplaisez ici ? Moi, dès que je vous ai vue, j’ai pris de l’amitié pour vous ; tenez, voilà Toinon, qui est une bonne enfant, faites connaissance ensemble. Et c’était en soupant qu’elle me tenait ce discours, à quoi je ne répondais que par une inclination de tête et avec une physionomie dont la douceur remerciait sans que je parlasse ; quelquefois je m’encourageais jusqu’à dire, vous avez bien de la bonté ; mais en vérité, j’étais déplacée, et je n’étais pas faite pour être là.

Je sentais, dans la franchise de cette femme-là, quelque chose de grossier qui me rebutait.

Je n’avais pourtant encore vécu qu’avec mon curé et sa sœur, et ce n’étaient pas des gens du monde, il s’en fallait bien ; mais je ne leur avais vu que des manières simples et non pas grossières : leurs discours étaient unis et sensés ; d’honnêtes gens, vivant médiocrement, pouvaient parler comme ils parlaient, et je n’aurais rien imaginé de mieux, si je n’avais jamais vu autre chose : au lieu qu’avec ces gens-ci, je n’étais pas contente, je leur trouvais un jargon, un ton brusque qui blessait ma délicatesse. Je me disais déjà que dans le monde il fallait qu’il y eût quelque chose qui valait mieux que cela ; je soupirais après, j’étais triste d’être privée de ce mieux que je ne connaissais pas : dites-moi d’où cela venait ? Où est-ce que j’avais pris mes délicatesses ? Étaient-elles dans mon sang ? cela se pourrait bien. Venaient-elles du séjour que j’avais fait à Paris ? cela se