Page:Mirabeau - Le Rideau levé ou l'éducation de Laure, 1882.djvu/169

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion
171
LE RIDEAU LEVÉ


tion et la soutenait avec fermeté ; enfin le coup me fut porté, et je reçus sur mes lèvres son dernier soupir.

Ah ! quelle perte pour moi, Eugénie ! chère Eugénie ! mes yeux arrosent encore le papier sur lequel je trace ce douloureux récit. Je lui étais mille fois plus attachée que s’il eût été réellement mon père. Il m’avait fait connaître le comte de Norval, aux plaisirs duquel je devais le jour ; je l’avais vu sans émotion et sans autre intérêt que celui de la curiosité : mon cœur ne disait rien. Le désir d’envisager celui qui avait contribué à mon existence était le seul qui me conduisait. Où est donc, disais-je en moi-même, cette voix intérieure qui nous porte vers ceux à qui nous devons la vie ?… Vains propos, chimères ! notre cœur parle, mais c’est pour ceux qui ont fait et préparé notre bonheur.

Enfin, ma douleur sombre, le désordre de mes facultés anéanties, le déchirement de mon cœur et mes regrets amers avaient totalement éloigné de moi le repos et le sommeil. L’embrasement se mit dans mes veines, et je fus moi-même très mal ; je voulais mourir, mais mon heure n’était pas venue, et ma jeunesse fut un des moyens dont le sort se servit pour me sauver. Aussitôt que j’eus repris mes forces, je n’eus d’autre pensée que de m’enterrer vive ; j’avais tout perdu ; la vie m’était odieuse. Un couvent fut le seul but de mes désirs ; aurais-je jamais pu croire y trouver