Page:Nietzsche - La Volonté de puissance, t. 1, 1903.djvu/262

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compte, du moins à leurs heures de fatigue : défaut essentiel et capital chez un moraliste - lequel a pour paraître qu’il l’est, c’est là une autre affaire. Ou plutôt ce n’est point une autre affaire : un pareil renoncement à soi par principe (au point de vue moral c’est une dissimulation) fait partie du canon du moraliste et des devoirs qu’il s’impose à lui-même : sans eux, il n’arrivera jamais à sa manière de perfection. Indépendance à l’égard de la morale et aussi à l’égard de la vérité, à cause de ce but qui compense tout sacrifice : à cause du règne de la morale - tel est ce canon. Les moralistes ont besoin de l’attitude de la vertu et aussi de l’attitude de la vérité ; leur faute ne commence qu’au moment où ils cèdent à la vertu, où ils perdent leur domination sur la vertu, où ils deviennent moraux eux-mêmes, où ils deviennent véridiques. Un grand moraliste, entre autres choses, doit aussi être nécessairement un grand comédien ; son danger c’est de voir sa dissimulation devenir imperceptiblement une seconde nature, de même que c’est son idéal de séparer d’une façon divine son esse et son operari : tout ce qu’il fait, il faut qu’il le fasse sub specie boni, — un idéal supérieur, lointain, plein d’exigences ! Un idéal divin ! Et, en effet, l’on dit que le moraliste imite ainsi un modèle qui n’est autre que Dieu lui-même : Dieu, le plus grand des immoralistes de l’action qu’il y