Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/153

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

elle reflète la vie russe dont Oblomov est l’image vraie. Oblomov est pris sur le vif et dessiné avec beaucoup de talent.

Les critiques russes considèrent Oblomov comme le type d’intellectuel russe avant les réformes d’Alexandre II (Roussky do-reformenny intelliguente). Ils ne semblent pas se douter qu’Oblomov demeure encore de nos jours le type russe par excellence. L’Oblomov de 1850 est de la famille de l’Onéguine de Pouchkine et du Petchorine de Lermontov. Il professe une inertie parfaite et une apathie absolue pour tout ce qui se fait dans le monde. L’Oblomov de nos jours s’intéresse beaucoup à ce que font les autres. Lui-même, il dort, il garde la même adoration pour sa robe de chambre et ses pantoufles dont il ne se sépare que lorsqu’il va faire un petit tour en Occident ; alors, il ne s’appelle plus Oblomov mais d’Oblomov. En Russie, il est simplement Stepan Stepanovitch Stepanov ; en Europe, il devient Stepan Stepanovitch de Stepanov.

Ceux qui prétendent encore qu’Oblomov est une calomnie de la vie russe se trompent. Oblomov a paru en 1859 ; le plan du roman était tracé dès 1847. Qu’a fait la Russie depuis cette époque si ce n’est dormir ? Elle s’est réveillée un moment pour donner le simulacre de la liberté à des millions d’esclaves, puis toute une moitié de la Russie s’est endormie d’un sommeil de paresseux, tandis que la seconde moitié était dignement représentée par Roudine.

Non, Oblomov n’est pas exclusivement le type-symbole de la classe terrienne à l’époque de l’esclavage. Le barine russe de jadis, habitué depuis son enfance au service des serfs, était appelé à devenir l’Oblomov dont la volonté s’atrophiait naturellement. Mais à quoi s’exerce la volonté de ce même barine depuis l’abolition du servage ? Il n’a plus de serfs — et encore ! — mais peut-il faire, dans son pays, autre chose que dormir ? Cela ne lui déplaît pas trop, car autrement… il agirait.