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II tomba sans connaissance sur le parquet, au milieu de la chambre… »

Pendant les dernières années de sa vie, au déclin du jour, Dostoïevsky tombait, peu à peu et par degrés, dans la disposition psychique qu’il appelait lui-même frayeur mystique.

« C’était la crainte douloureuse de quelque chose que je ne saurais préciser, de quelque chose que je ne conçois pas, qui n’existe pas dans l’ordre des choses, mais qui peut certainement se réaliser à chaque instant, comme une ironie jetée à tous les arguments de la raison ; cette crainte se présente à moi et se dresse devant moi comme un fait irréfutable, affreux, difforme et inexorable ; elle s’accroît de plus en plus, malgré tous les témoignages du jugement, de sorte qu’à la fin l’esprit, malgré qu’il acquière pendant ces moments-là peut-être encore plus de lucidité, n’en perd pas moins toute faculté de s’opposer à ces sensations. Il n’est plus obéi, il est inutile, et cette division en deux vient encore augmenter la douleur craintive de l’attente. »

Somme toute, les crises d’épilepsie étaient pour Dostoïevsky les meilleurs moments de sa vie : « Pendant ces instants, écrit-il, j’éprouve une sensation de bonheur qui n’existe pas dans l’état ordinaire et dont on ne peut se faire aucune idée. Je sens une harmonie complète en moi et dans le monde entier, et cette sensation est si douce et si forte que pour quelques secondes de cette félicité, on peut donner dix années de sa vie, même sa vie entière. » On appelait autrefois l’épilepsie : maladie sacrée — morbus sacer. Les Grecs considéraient comme divin tout ce qui s’écartait des proportions normales. La célèbre mathématicienne, Sophie Kovalevsky, raconte dans ses Souvenirs d’enfance que Dostoïevsky aimait dire : « Vous autres, gens bien portants, ne soupçonnez pas le bonheur que nous éprouvons, nous autres épileptiques, une seconde