Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/186

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peur. N’ont-ils dit cela que dans leur enthousiasme ? Persisteront-ils à le trouver génial ? » Fiodor Michaïlovitch avait raison d’avoir peur. Non, son discours n’était pas génial. « Pouchkine a su merveilleusement incarner en lui l’âme de tous les peuples. C’est un don qui lui est particulier ; cela n’existe que chez lui… Il y a dans les littératures européennes des Shakespeare, des Cervantes, des Schiller. Mais lequel de ces génies possède la faculté de sympathie universelle (?!) de notre Pouchkine ? » Sans doute, Pouchkine est un grand poète, un très grand poète russe, mais il faut être atteint de mégalomanie nationale pour affirmer que « Pouchkine, de tous les poètes de l’Univers, est le seul qui pénètre dans l’âme des hommes de toutes nationalités ». Ce fameux discours se termine ainsi : « Notre terre est pauvre, c’est possible, mais le Christ a passé en la bénissant. » Phrase sans logique, sans sens, inepte. D’ailleurs, le talent de l’auteur de Crime et Châtiment sombre de plus en plus, tandis que sa gloire de panslaviste augmente en même temps que s’aggravent ses attaques d’épilepsie.

« Un jour, raconte Strachov, je fus témoin d’un accès d’épilepsie qui saisit Dostoïevsky. C’était la veille de Pâques. Vers onze heures du soir, il entra chez moi, et une conversation très animée s’engagea entre nous. Je ne puis me souvenir du sujet, mais il s’agissait d’une question générale, importante. Dostoïevsky était particulièrement nerveux et excité ; il allait et venait par la pièce, j’étais assis à la table. Il disait des choses élevées, l’exaltation du génie se lisait sur son visage inspiré. Subitement il s’arrêta un instant comme pour chercher un mot et il ouvrait déjà la bouche pour parler. Je le regardais avec une vive attention, croyant qu’il allait dire quelque chose d’extraordinaire, que j’entendrais une révélation. Mais alors un son étrange sortit de sa bouche, un son prolongé, sauvage…