Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/199

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vaincu que ce moment n’arriverait jamais, que les hommes ne changeraient pas et qu’on perdait son temps à essayer de les modifier. « Puisque tu sais que les autres sont bêtes, pourquoi ne cherches-tu pas à être plus intelligent qu’eux ? Le maître parmi les hommes est celui qui possède une intelligence puissante. Qui ose beaucoup, a raison à leurs yeux. Qui les brave et les méprise, s’impose à leur respect. C’est ce qui s’est toujours vu et se verra toujours. Il faudrait être aveugle pour ne pas s’en apercevoir ! » Alors il se dit que le pouvoir n’est donné qu’y celui qui ose se baisser pour le prendre. Tout est là : il suffit d’oser. Du jour où cette vérité lui apparut, claire comme le soleil, il a voulu oser et il a tué… Il a voulu seulement oser, il a voulu faire acte d’audace. Tel a été le mobile de son crime. Quand il s’interrogeait sur le point de savoir s’il avait droit à la puissance, il sentait parfaitement que son droit était nul par cela même qu’il le mettait en question. « Le seul fait de me poser ce problème : Napoléon aurait-il tué cette vieille ? suffisait pour me prouver que je n’étais pas un Napoléon. »

Finalement, il renonça à chercher des justifications subtiles : il voulut tuer « sans casuistique », tuer pour lui, pour lui seul ! Il dédaigna de ruser plus longtemps avec sa conscience. S’il tua, ce n’est ni pour soulager l’infortune de sa mère, ni pour consacrer au bien de l’humanité la puissance et la richesse que, dans sa pensée, ce meurtre devait l’aider à conquérir. Non, tout cela était loin de son esprit… Il ne s’inquiéta sans doute pas de savoir s’il ferait jamais du bien à quelqu’un ou s’il serait toute sa vie un parasite social !… L’argent ne fut pas pour lui le principal mobile de l’assassinat, une autre raison l’y détermina surtout. Il n’aurait pas recommencé… Mais il avait voulu savoir « s’il était une vermine comme les autres ou un homme dans la vraie acception du mot, s’il avait ou non