Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/201

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observées fidèlement par la société et transmises par les ancêtres ; certainement, ils ne reculaient pas non plus devant l’effusion du sang — dès qu’elle pouvait leur être utile. Raskolnikov constate même que tous ces bienfaiteurs et ces guides de l’espèce humaine ont été terriblement sanguinaires. En conséquence, non seulement tous les grands hommes, mais tous ceux qui s’élèvent tant soit peu au-dessus du niveau commun, qui sont capables de dire quelque chose de nouveau doivent, en vertu de leur nature propre, être nécessairement des criminels, — plus ou moins, bien entendu. Autrement, il leur serait difficile de sortir de leur ornière ; quant à y rester, ils ne peuvent certainement pas y consentir et leur devoir même le leur défend.

L’auteur reconnaît bien que la classification des gens en « ordinaires » et « extraordinaires » est un peu arbitraire, mais il croit sa pensée juste. Cela revient à dire que la nature partage les hommes en deux catégories : l’une, inférieure, celle des hommes ordinaires, sortes de matériaux, ayant pour seule mission de reproduire des êtres : l’autre, supérieure, comprenant les hommes qui possèdent le don ou le talent de faire entendre dans leur milieu un mot nouveau. À la première appartiennent d’une façon générale les conservateurs, les hommes d’ordre qui vivent dans l’obéissance et qui l’aiment. Le second groupe se compose exclusivement d’hommes qui violent la loi ou tendent, suivant leurs moyens, à la violer. Leurs crimes sont, naturellement, relatifs et d’une gravité variable. La plupart réclament la destruction de ce qui est au nom de ce qui doit être. Mais si, pour leur idée, ils doivent verser le sang, passer par-dessus des cadavres, ils peuvent en conscience faire l’un et l’autre dans l’intérêt de leur idée. C’est en ce sens que Raskolnikov reconnaît le droit au crime. Le premier groupe est toujours le maître du présent, le second est le maître de l’avenir. Ceux-ci et ceux-là ont le même droit à l’exis-