Page:Péguy - De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne, 1906.djvu/45

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beaucoup de mal. Et n’ayant point l’âme insensible, il eût fait beaucoup d’autres choses, plutôt que du mal à M. Renan. Renan n’avait nulle envie de couper les racines qui alimenteraient la vie de Renan, la gloire et les talents de Renan. Ses bonnes et ses mauvaises qualités, qui étaient également nombreuses, et qu’il aimait également, le défendaient également, conspiraient à le garder contre toute tentation de procéder à une opération aussi entière. Il faut voir, il faut un peu considérer quelle était alors la situation de Renan, sa situation mentale et surtout sa situation sentimentale. Conservateur, profondément et nativement conservateur, non point conservateur de la révolution, comme ces autres, mais conservateur de la conservation, ennemi né de toute nouveauté, de tout moderne, — car il est singulier, mais il est vrai, et d’ailleurs ce ne serait pas la première fois que ce phénomène se serait présenté dans l’histoire, — que ce père de tous les modernes était l’homme du monde le plus ennemi de tout ce qui ressemblait à du moderne, conservateur par habitude elle-même et par naissance, né, demeuré conservateur, timide, pour ne pas dire peureux de tout changement, à plus forte raison de toute révolution, sociale ou simplement politique, et morale même ou mentale, Breton certes et non point déjà Bleu de Bretagne, il conservait, il aimait toute habitude ; et comme il aimait beaucoup Renan, par modestie, entre toutes habitudes, avec une prédilection singulière il aimait, il conservait les siennes. Et quand même il ne les eût pas aimées et conservées naturellement et par habitude, il était trop intelligent pour ne pas savoir quelle nourriture substantielle, quelle pâture