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LES ROMANS DU RENARD

simple à expliquer s’ils avaient été réellement portés par des hommes en France à la même époque. Et, de fait, on rencontre assez souvent ceux de Renard, de Hersent, de Richeut. Il n’en est pas de même de ceux de Tibert, de Grimbert, de Bruno et d’Isengrin. Ceux-ci, comme l’a fait remarquer M. G. Paris, n’étaient guère répandus que dans une certaine région de l’Est, et ce savant en a conclu fort ingénieusement que c’était un poète de Lotharingie qui, au xe siècle, aurait eu le premier l’idée de chanter en latin la guerre du loup et du renard, et que son œuvre, où ces noms étaient déjà employés, aurait été, à partir du xie siècle, traduite, développée par nos trouvères du Nord pour aboutir, au xiiie siècle, à la compilation que nous possédons. Quoi qu’il en soit, ces noms germaniques, aussi bien que les noms parlants, n’ont rien de traditionnel, rien de populaire. L’usage courant affuble sans doute certaines bêtes de noms humains ; mais il ne le fait que pour des bêtes domestiques ou apprivoisées, pour la pie, le perroquet, le corbeau, le mouton, l’âne, l’ours en captivité. Or, dans le Roman de Renard, les personnages sont, en général, des bêtes à l’état sauvage et agissent comme telles. Il y a donc eu là création individuelle, poétique, quelque chose de voulu. Et l’on peut dire que du jour où un poète s’avisa de chanter non pas le goupil, le loup, la louve, mais Renard, Isengrin, Hersent, l’ensemble des aventures de ces héros et des autres s’éleva au rang d’une épopée. Ils cessaient d’être, comme dans les fables, de simples représentants de leur espèce ; ils devenaient de plus des individus toujours semblables à eux-mêmes, ayant d’une branche à l’autre les mêmes gestes, les mêmes passions, les mêmes ridicules. Le goupil mis en scène n’est pas tel ou tel goupil, c’est Renard et rien que Renard ; il nous offre sans doute les traits généraux de son espèce, mais sous une physionomie qui lui est propre, avec une personnalité bien marquée, d’une impression forte. Il en est de même de tous ceux qui l’entourent, du loup Isengrin, du chat Tibert, du coq Chantecler et des autres. Et, par suite, du même coup, ils sont devenus immortels. Dans quelque piège qu’ils tombent, quelque défigurés et meurtris qu’ils en sortent, ils survivent à toutes leurs blessures, à toutes les catastrophes. Leur disparition n’est que momentanée ;