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CRITON

Dès lors, la discussion se restreint. Il ne s’agit plus que de savoir si, en s’évadant, Socrate n’agirait pas injustement, s’il ne ferait pas tort à quelqu’un. Or, il estime qu’il offenserait gravement son pays ; et il entreprend de le démontrer à son ami.

Cette démonstration, telle que Platon l’a faite, est fort belle. Socrate imagine qu’au moment de franchir le seuil de sa prison, il verrait se dresser devant lui les Lois personnifiées, et il se représente le langage qu’elles lui tiendraient. Dans cette prosopopée saisissante, elles lui rappellent tout ce qu’elles ont fait pour lui, tout ce qu’il leur doit, sa naissance même, son éducation, la liberté dont il a joui ; elles insistent sur la facilité qu’il avait de quitter Athènes, si sa législation ne lui plaisait pas. Loin d’en profiter, il y est demeuré plus attaché que personne. Il ne s’est pas même dérobé au jugement, comme il aurait pu le faire ; et, par là, il a témoigné qu’il acceptait leur juridiction. A-t-il maintenant le droit de la récuser ? et, parce qu’il estime qu’il est condamné injustement, est-il autorisé à se révolter contre elles ? En agissant ainsi, ne se conduirait-il pas comme un fils ingrat et rebelle ? Ne commettrait-il pas une action impie ?

Si éloquent que soit ce discours, il faut reconnaître qu’il laisse des doutes dans l’esprit du lecteur moderne. Certes, nous comprenons que Socrate ait refusé de sauver sa vie en s’évadant. Mais les raisons qui nous paraissent décisives à cet égard sont d’un autre ordre. Ce sont celles qu’il alléguait dans l’Apologie, lorsqu’il refusait d’accepter à titre d’accommodement une sentence d’exil, raisons qui d’ailleurs sont indiquées accessoirement dans le Criton aussi. Réfugié en pays étranger, il y aurait été suspect, il n’y aurait pu vivre en sûreté qu’en s’astreignant au silence, en renonçant à ce qu’il considérait comme sa mission divine. On s’explique aisément qu’étant donné son caractère, une telle condition d’existence lui ait paru intolérable. Ce que l’on comprend moins, c’est qu’il ait pu penser qu’en prenant ce parti, il aurait fait tort à son pays.

Mais, pour apprécier exactement ce sentiment, il faut se représenter ce qui se passait alors en Grèce communément. Dans toutes les cités où deux partis contraires étaient en lutte — et c’était alors le grand nombre — l’exil volontaire ou le bannissement était le lot des vaincus. Les oligarques