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LE BANQUET

d’épithètes arbitraires, dans lequel la signification est constamment sacrifiée aux faciles satisfactions des antithèses ou de l’allitération. — En somme ce discours se distingue nettement des autres par l’indifférence à l’égard des idées et par le souci exclusif du procédé : l’art qui s’y déploie, c’est celui d’une mécanique fonctionnant à vide. Or l’intention de Platon, en le faisant tel, il ne l’a pas dissimulée : avec sa prose poétique, ses métaphores déconcertantes, son abondance creuse[1], le discours d’Agathon n’est pas seulement un pastiche de la manière et du style de ce poète ; c’en est un de la manière et du style de Gorgias (198 c).

Donner de ce discours une analyse serait sans intérêt : les confusions qui y foisonnent, le caractère arbitraire des qualités dont il dote l’Amour, tout cela sera repris en détail, éclairé ou réfuté, dans la critique qu’en fera Socrate. Peut-être cependant n’est-il pas inutile de mettre en lumière par un exemple un mode d’expression de la pensée, que Platon a considéré comme significatif d’une orientation générale de l’esprit. L’exemple, ce sera le morceau dans lequel Agathon traite ce qu’il appelle la vertu de l’Amour (196 b-197 b). Il est intéressant tout d’abord d’observer que, en rattachant Agathon à l’école de Gorgias, Platon semble rapporter à

    au mot isolé : c’est en ce dernier sens que chacun des auditeurs comprendra le terme ; mais Socrate, dans son idée de derrière la tête, lui donne l’autre acception, réalisant ainsi le caractère essentiel de l’ironie. Si je n’ai pas adopté cette interprétation, malgré ce qu’elle a de séduisant, c’est parce qu’il m’a paru difficile de l’appliquer aux couples similaires qu’on rencontre dans le Banquet même : 199 b 4, où Socrate me paraît demander, non pas à mettre ses verbes où il pourra (ce qui serait un redoublement de la première ironie), mais plutôt à être libre dans son vocabulaire (pas d’allitérations) aussi bien que dans la disposition de ses phrases (lesquelles ne seront ni des ἰσόκωλα, ni des ἀντίθετα) ; 221 e 2 sq., où il s’agit aussi sans doute du vocabulaire de Socrate et de la tournure de ses phrases. Comme exemples caractéristiques chez Platon de ῥῆμα, phrase, on peut citer : Protag. 341 e (ῥῆμα, une phrase de Simonide) ; Crat. 399 c (δίφιλος est un ὄνομα, διὶ φίλος est un ῥῆμα) ; Rép. VI 498 e (cf. p. xli). Éryximaque emploie le mot dans cette acception, 187 a 5.

  1. Cf. Aristote Rhet. III 1, 1404 a, 23-26 ; 3, 1406 b 8-11 ; 17, 1418 a, 33 sqq. — Remarquer 196 c (p. 42, n. 1) la citation d’Alcidamas, contemporain de Platon ; elle révèle peut-être une intention personnelle.