Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/204

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reçus une lettre de ma mère où elle m’exprimait son inquiétude de ne rien savoir de nos décisions par cette phrase de Mme  de Sévigné : « Pour moi, je suis persuadée qu’il ne se mariera pas ; mais alors, pourquoi troubler cette fille qu’il n’épousera jamais ? Pourquoi risquer de lui faire refuser des partis qu’elle ne regardera plus qu’avec mépris ? Pourquoi troubler l’esprit d’une personne qu’il serait si aisé d’éviter ? » Cette lettre de ma mère me ramenait sur terre. Que vais-je chercher une âme mystérieuse, interpréter un visage et me sentir entouré de pressentiments que je n’ose approfondir ? me dis-je. Je rêvais, la chose est toute simple. Je suis un jeune homme indécis et il s’agit d’un de ces mariages dont on est quelque temps à savoir s’ils se feront ou non. Il n’y a rien là de particulier à Albertine. Cette pensée me donna une détente profonde, mais courte. Bien vite je me dis : on peut tout ramener, en effet, si on en considère l’aspect social, au plus courant des faits divers. Du dehors, c’est peut-être ainsi que je le verrais. Mais je sais bien que ce qui est vrai, ce qui, du moins, est vrai aussi, c’est tout ce que j’ai pensé, c’est ce que j’ai lu dans les yeux d’Albertine, ce sont les craintes qui me torturent, c’est le problème que je me pose sans cesse relativement à Albertine. L’histoire du fiancé hésitant et du mariage rompu peut correspondre à cela, comme un certain compte rendu de théâtre fait par un courriériste de bon sens peut donner le sujet d’une pièce d’Ibsen. Mais il y a autre chose que ces faits qu’on raconte. Il est vrai que cette autre chose existe peut-être, si on savait la voir, chez tous les fiancés hésitants et dans tous les mariages qui traînent, parce qu’il y a peut-être du mystère dans la vie de tous les jours. Il m’était possible de le négliger concernant la vie des autres, mais celle d’Albertine et la mienne je la vivais par le dedans.