Page:Quincey - Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium, trad. Savine, 1903.djvu/99

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
76
SOUVENIRS AUTOBIOGRAPHIQUES

circonstances qui s’y prêtaient, il s’est familiarisé avec l’idée de se couper la gorge, ou même, la chose étant possible, de couper la gorge à la personne qu’il aimait plus que tout au monde. On comprendra bien que je n’entends pas justifier de pareilles énormités, mais il est évident qu’en général on partage tout à fait mon sentiment, et que le public a toujours un regard sympathique pour tout criminel qui s’est rendu coupable d’un meurtre dans de telles circonstances, alors même qu’il aurait agi, comme cela arrive presque toujours, sous l’influence d’une passion aussi ignoble que la jalousie.

Les grandes passions, les passions qui se meuvent dans une vaste orbite et qui s’élèvent au-dessus des petites considérations sont toujours les indices de quelque générosité secrète. Sans doute il est peu d’hommes et peu de femmes capables de grandes passions, ou qui aient à proprement parler, des passions, quelles qu’elles soient. Hartley dans sa théorie mécanique de l’esprit humain, propage les sensations par le moyen de vibrations, et de vibrations en miniature, qu’il appelle vibrationcules, en employant le diminutif latin. Or, par rapport aux hommes et aux femmes, nous devrions dire, en parodiant cette terminologie, qu’ils sont gouvernés non par des passions, mais par des passioncules. De là vient que peu d’hommes vont ou peuvent aller au delà d’un petit sentiment d’amour, comme on dit ; de là vient aussi que dans un monde où il existe si peu d’harmonie entre les spéculations idéales des hommes et les grossières réalités de la vie, et où les mariages sont subordonnés dans une si grande proportion aux convenances, à la prudence, à l’intérêt person-