Page:Reclus - Correspondance, tome 1.djvu/170

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la muraille de diamant ou d’acier qu’élevaient les magiciens autour des princesses enchantées.

Calculons : Je dois 360 francs au Caballero Barliza, pour ma sotte entreprise de la Sierra Nevada ; pour aller dans l’entrepont jusqu’à Liverpool, il me faudrait au moins 280 francs, total 600 francs. Or, mes élèves me rapportent juste de quoi vivre et j’ai calculé que, pour trouver l’argent nécessaire pour filer vers l’Europe, il me faudrait trimer six ans et, pendant cet intervalle, ne pas m’acheter même une paire de souliers. Mes élèves se sont fondus l’un après l’autre, et ma vieille garde ne se compose plus que de cinq imbéciles. Aussi ai-je été obligé d’écrire au sieur Chassaigneux qu’il n’y avait plus d’association possible parce qu’il n’y avait plus un sou à mettre en commun.

En somme, mon association avec Chassaigne a été l’épisode le plus inepte de ma vie : justement parce que le dit vieux était bavard, faux, tracassier, acariâtre, j’ai cru qu’il y allait de mon honneur de tout supporter, et j’ai fait de la vertu aussi longtemps que j’ai eu du souffle dans les poumons. Je me suis dévoué au mal et je n’ai réussi qu’à me rendre impossible tout retour vers vous. Mais j’ai bon courage. Ne te figure pas, chère Noémi, que la tristesse me donne un hang-dog look, autrement dit l’air d’un chrétien. Non, j’ai la conscience de ne pas être tout à fait mort, et cette conscience suffît pour me remplir souvent d’une joie profonde. Mais je te disais auparavant que j’étais triste, c’est vrai, et pourtant je suis plus joyeux encore : les deux sentiments se succèdent et parfois se mélangent tellement que je ne sais plus moi-même si je ressens de la joie ou de la peine. Quoi qu’il en soit, vous vivez, ils vivent, je vis moi-même, la terre roule dans l’espace, le soleil