Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/387

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ferme à toute idée, et trace autour de nous l’étroit horizon du fini. Je le répète, la France n’a compris que la liberté extérieure, mais nullement la liberté de la pensée. L’Espagne, au fond tout aussi libre et aussi philosophique qu’aucune autre nation, n’a pas éprouvé le besoin d’une émancipation extérieure, et croyez-vous que, si elle l’eût sérieusement voulue, elle ne l’eût pas conquise ? La liberté y est toute au dedans ; elle a aimé à penser librement dans les cachots et sur le bûcher. Ces mystiques, sainte Thérèse, d’Avila, Grenade, ces infatigables théologiens, Soto, Dañez, Suarez, étaient au fond d’aussi hardis spéculateurs que Descartes ou Diderot.

Occupons-nous donc de penser un peu plus librement et savamment, et un peu moins d’être libres d’exprimer notre pensée. L’homme qui a raison est toujours assez libre. Ah n’est-il pas bien probable que ceux qui crient à la liberté violée ne sont pas tant des gens qui, possédés par le vrai, souffrent de ne pouvoir le divulguer, que des gens qui, n’ayant aucune idée, exploitent à leur profit cette liberté qui ne devrait servir que pour le progrès rationnel de l’esprit humain ? Les novateurs qui ont eu raison aux yeux de l’avenir ont pu être persécutés ; mais la persécution n’a pas retardé d’une année peut-être le triomphe de leurs idées, et leur a plus servi par ailleurs que n’eût fait un avènement immédiat.

Sans doute nous devons soigneusement maintenir les libertés que nous avons conquises avec tant d’efforts ; mais ce qui importe bien plus encore, c’est de nous convaincre que ce n’est là qu’une première condition avantageuse, si l’on a des idées, funeste, si l’on n’en a pas. Car à quoi sert d’être libre de se réunir, si l’on n’a pas de bonnes choses à se communiquer ? A quoi sert d’être libre de