Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/454

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confrères, entre un morceau de pain bénit qui n’a plus de sens et l’agape des origines ? La séance primitive, l’agape n’avait pas besoin d’être réglée, car elle était spontanée. La peinture a produit des chefs-d’œuvre, avant qu’il y eût des expositions annuelles. Donc elle en produira de plus beaux, quand il y aura des expositions. Les hommes de lettres et les artistes ne jouissaient pas, au xviie et au xviiie siècle, de la dignité convenable. Donc ils produiront beaucoup plus quand ils auront conquis la place qui leur est due. Conclusions erronées ; car elles supposent que la régularisation des conditions extérieures de la production intellectuelle est favorable à cette production, tandis que cette production dépend uniquement de l’abondance de la sève interne et vivante de l’humanité.

Quelqu’un disait en parlant de la quiétude béate où vivait l’Autriche avant 1848 : « Que voulez-vous ? Ce sont des gens qui ont la bêtise d’être heureux. » Cela n’est pas bien exact : être heureux n’est pas chose vulgaire ; il n’y a que les belles âmes qui sachent l’être. Mais être à l’aise est en effet un souhait du dernier bourgeois. Il n’y a que des niais qui puissent prôner si fort le régime de la poule au pot.

Sitôt qu’un pays s’agite, nous sommes portés à envisager son état comme fâcheux. S’il jouit au contraire d’un calme plat, nous disons, et cette fois avec plus de raison : ce pays s’ennuie. L’agitation semble une regrettable transition ; le repos semble le but ; et le repos ne vient jamais, et s’il venait, ce serait le dernier malheur. Certes l’ordre est désirable et il faut y tendre ; mais l’ordre lui-même n’est désirable qu’en vue du progrès. Quand l’humanité sera arrivée à son état rationnel, mais alors seulement, les révolutions paraîtront détestables, et on devra plaindre le siècle qui en aura eu besoin.