Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/487

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plus belle place est encore à l’esprit. Les autres ont le palais, lui a le temple.

Aux yeux du philosophe, la gloire de l’esprit est la seule véritable, et il est permis de croire qu’un jour les philosophes et les savants hériteront de la gloire que, durant sa période d’antagonisme et de brutalité, l’humanité aura dû décerner aux exploits militaires. Je ne saurais approuver les lieux communs que l’on a coutume de débiter contre les conquérants ; il faut être bien superficiel pour ne voir dans Alexandre qu’un écervelé, qui mit l’Asie en cendres. La guerre et la conquête ont pu être, dans le passé, un instrument de progrès ; c’était une manière, à défaut d’autre, de mettre les peuples en contact et de réaliser l’unité de l’humanité. Où en serait l’humanité sans la conquête d’Alexandre, sans la conquête romaine ? Mais quand le monde sera rationaliste, le plus grand homme sera celui qui aura le plus fait pour les idées, qui aura le plus cherché, le plus découvert. La bataille ne sera pas gastrosophique, comme le voulait Fourier ; elle sera philosophique. Depuis l’origine c’est l’esprit qui a mené les choses (christianisme, croisade, Réforme, Révolution, etc.), et pourtant l’esprit est resté humble, méconnu, persécuté. Napoléon n’a pas remué le monde aussi profondément que Luther, et pourtant que fut Luther toute sa vie ? Un pauvre moine défroqué, qui n’échappa à ses ennemis que parce qu’il plut à quelques petits princes de le prendre sous leur protection ? Si quelque chose prouve la force intime de spéculation qui est dans la nature humaine, c’est que, malgré la triste part faite jusqu’ici aux penseurs, il y ait eu des hommes capables de dévouer leur vie aux injures, à la persécution, à la pauvreté, pour la recherche désintéressée du vrai.