Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/488

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quand on songe que tout le mouvement intellectuel accompli jusqu’ici a été réalisé par des hommes malheureux, souffrants, harcelés de peines intérieures et extérieures, et que nous-mêmes nous en recueillons la tradition, d’un cœur agité, au milieu des craintes et des angoisses, on prend en meilleure estime cette nature humaine, capable de poursuivre si énergiquement un objet idéal.

Il est temps, définitivement, de revenir a la vérité de la vie, et de renoncer à tout cet artifice de convention, reste de nos distinctions aristocratiques et de la société artificielle du xviie siècle ; il est temps de revenir a la vérité des mœurs antiques. Prenez Platon, Socrate, Alcibiade, Aspasie ; imaginez-les vivant, agissant d’après les ravissants tableaux que nous en a laisses l’antiquité, Platon surtout. Ont-ils cette morgue froide, insignifiante et tirant son prix de son insignifiance, qui est le ton des salons aristocratiques ? Ont-ils ce ton niais, ce rire sans délicatesse, cette face plate et prosaïque, cette manière de prendre la vie comme une affaire, qui est celle de la bourgeoisie ? Ont-ils cette grossièreté, ce regard émoussé, cette face dégradée qui, je le dis avec tristesse et sans l’idée d’un reproche, est la manière du peuple ? Non. Ils sont vrais, ils sont hommes.

Les âmes honnêtes des siècles raffinés, Rousseau, par exemple, Tacite peut-être, par réaction contre l’artificiel et le mensonge de la société de leur temps, se reportent souvent avec complaisance vers l’état sauvage, qu’ils appellent l’état de nature. Innocente illusion qui ne convertit personne, et n’inspire aux raffinés qu’une très facile résignation. On lit avec plaisir ces éloquentes déclamations ; on les accepte comme des thèmes donnés, mais quoi qu’en dise Voltaire, il ne prend envie à personne en lisant Rous-