Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/503

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proclame dès son premier fait ? Eh ! que signifie cette phrase : « La matière est » ? Que laisserait-elle entre les mains d’une analyse rigoureuse ? Je ne sais, et à vrai dire, je crois la question impertinente ; car il faut s’arrêter aux notions simples. Au delà est le gouffre. La raison ne porte qu’à une certaine région moyenne ; au-dessus et au-dessous, elle se confond, comme un son qui, à force de devenir grave ou aigu, cesse d’être un son ou du moins d’être perçu. J’aime, pour mon usage particulier, à comparer l’objet de la raison à ces substances mousseuses ou écumeuses, où la substance est très peu de chose, et qui n’ont d’être que par la bouffissure. Si l’on poursuit de trop près le fond substantiel, il ne reste rien que l’unité décharnée ; comme les formules mathématiques trop pressées rendent toutes l’identité fondamentale, et ne signifient quelque chose qu’a condition de n’être pas trop simplifiées. Tout acte intellectuel, comme toute équation, se réduit au fond à A = A. Or, à cette limite, il n’y a plus de connaissance, il n’y a plus d’acte intellectuel. La science ne commence qu’avec les détails. Pour qu’il y ait exercice de l’esprit, il faut de la superficie, il faut du variable, du divers, autrement on se noie dans l’Un infini. L’Un n’existe et n’est perceptible qu’en se développant en diversité, c’est-à-dire en phénomènes. Au delà, c’est le repos, c’est la mort. La connaissance ; c’est l’infini versé dans un moule fini. Le nœud seul a du prix. Les faces de l’unité sont seules objet de science.

Il n’est pas de mot dans le langage philosophique qui ne puisse donner lieu à de fortes erreurs, si on l’entend ainsi dans un sens substantiel et grossier, au lieu de lui faire désigner des classes de phénomènes. Le réa-