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que par l’instinct des cœurs malheureux qui se plaisent aux tableaux de la nature désolée. Au-dessous de nos pieds, un torrent mugissait dans le gouffre. Nous nous taisions. Je pensais à ma vie brisée, au bonheur perdu, à l’obstacle éternel, et, tout en songeant, je plongeais un avide regard dans l’abîme qui me fascinait. Arabelle en était si près, qu’il eût suffi d’un coup de vent pour l’y précipiter. Dieu seul nous regardait ; le gouffre était sans fond. J’eus peur ; je me jetai sur elle, je la pris dans mes bras, je l’emportai comme une bête fauve, et, quand je l’eus déposée sur le gazon, j’allai tomber à quelques pas, glacé d’horreur et d’épouvante.

Touchée de tant d’amour et de sollicitude, Arabelle baisa mes mains avec transport ; je priai Dieu, qui lit dans les ames, de m’absoudre et de me pardonner.

V.

Nous touchons à une crise inévitable. Quelle en sera l’issue ? Je l’ignore ; mais il n’est pas de chaîne qui, à force de se tendre, ne finisse par se briser. Nous en venons insensiblement à perdre vis-à-vis l’un de l’autre tout ménagement et toute retenue. Arabelle souffre ; une sombre inquiétude la mine et la consume. Sa passion s’aigrit, ma patience se lasse, notre humeur s’irrite, et nos relations s’enveniment. S’il n’est pas d’amour qui puisse résister à un tête-à-tête forcé, tu peux juger quelle intimité est la nôtre. Je m’observe et me domine encore, mais il m’échappe parfois, malgré mes efforts pour les retenir, des paroles qui jaillissent comme des éclairs et jettent dans le cœur d’Arabelle de soudaines et sinistres lueurs. L’infortunée se débat sous le sentiment de la réalité qui l’étreint. L’instinct de sa destinée la presse et l’enveloppe de toutes parts. Son martyre peut s’égaler au mien.


VI.

Ce que j’avais prévu est arrivé. Le choc a été terrible ; mais nous n’en sommes liés l’un à l’autre que par un nœud plus étroit et plus sûr. Ainsi parfois la foudre, dans ses effets capricieux, allie violemment les métaux le moins susceptibles de se combiner.

Déjà, depuis plusieurs jours, un orage s’amassait silencieusement dans nos cœurs. Hier soir, écrasée sous le poids de la journée (de-